DOUGLAS SCHOLES. Entretenir la condition des choses
J’ai rencontré Douglas Scholes à Sherbrooke il y a quelques années, alors qu’il profitait d’une résidence au centre d’artistes Sporobole pour sillonner la région à la recherche de déchets empilés, enfouis et jonchant les rues du centre-ville. Invitée à le suivre dans ses déambulations, j’ai assisté à une performance réalisée dans un ancien dépotoir, qui a donné lieu à l’œuvre vidéo Contrainte anthropique (2018).
L’artiste y parcourt inlassablement la ligne d’horizon au sommet d’un monticule, soulignant le problème de l’accumulation et de la gestion des objets dont on dispose à l’abri des regards. À travers ses interventions, Douglas Scholes révèle ce qu’il appelle « l’esthétique pragmatique », soit l’apparence intrinsèque des choses qui évolue avec le temps. Une esthétique du quotidien qui intègre les états temporels des objets, des espaces et des structures façonnant nos environnements.
Au terme de notre première rencontre, Scholes me prête Les villes invisibles d’Italo Calvino, un roman poétique décrivant des villes fictives. Il m’explique que Léonie, une cité où les ordures s’accumulent jusqu’à emmurer ses habitantes et habitants dans une forteresse de rebuts, fait écho aux considérations fondamentales qui animent son travail : « Où les éboueurs portent chaque jour leurs chargements, personne ne se le demande : hors de la ville, c’est sûr ; mais chaque année la ville grandit et les immondices doivent reculer encore ; l’importance de la production augmente et les tas s’en élèvent, se stratifient, se déploient sur un périmètre plus vaste1. » La ville de Léonie comme lieu d’une accumulation perpétuelle sert de métaphore pour relier les différents sites qu’il investit au fil du temps. L’artiste trouve dans les objets abandonnés une source de fascination inépuisable, l’emmenant à poser des gestes de nettoyage, de réparation, de collecte, de moulage, de tri et de contemplation. Quasi imperceptibles, ces actions furtives s’avèrent plutôt vaines sur le plan de l’entretien à échelle humaine ou écologique, mais sont d’une grande richesse conceptuelle. En plus des déchets, le temps est au cœur de sa pratique. Il s’imprègne dans la matière, la transforme, laissant des traces sur les objets qui composent ses œuvres. Une certaine temporalité s’incarne aussi dans la lenteur de ses interventions, souvent réparties sur de longues périodes.
Soutenant que « plus on vit longtemps avec les choses, mieux on les comprend2 », Scholes affectionne les contextes de création qui lui permettent de ralentir pour s’immiscer dans une situation donnée, notamment dans le cadre de résidences de longue durée. À Granby avec le 3e impérial, l’artiste entreprend la création du corpus Esthétique pragmatique à l’œuvre en quatre temps (2010-2011) composé d’une série de tâches laborieuses d’entretiens saisonniers réparties sur un cycle annuel. À l’été et au printemps, il traverse la ville quotidiennement en marchant le long de la route 112 pour y ramasser les ordures, qu’il remplace par des répliques moulées en cire d’abeille. Ces longues marches possèdent une qualité méditative et donnent une perspective humaine sur la distance et le temps requis pour parcourir la ville à pied. L’automne et l’hiver le mènent à centrer son attention sur un terrain vague où il balaie l’asphalte, ramasse les feuilles et déblaie la neige. En complément au rythme des saisons qui ponctuent sa résidence, Scholes marque le début et la fin de chaque journée de travail en se rendant au garage municipal pour poinçonner une carte de temps. Il souligne ainsi le caractère répétitif des actions posées, qui, bien que fastidieuses, demeurent pratiquement invisibles.
Allant de pair avec une démarche déployée sur une longue durée, le travail de Scholes l’engage dans un processus de ralentissement menant souvent à un état de contemplation. Guidé par un sentiment de sublime, il part à la recherche de dépotoirs clandestins cachés dans le paysage insulaire des Îles-de-la-Madeleine lors d’une résidence avec le centre d’artistes AdMare. L’œuvre vidéo Vestiges I (2013) met en scène l’artiste qui prend soin de classer les détritus trouvés en bord de mer ou au milieu de la forêt, avant d’ériger sur place des piles de métal rouillé, de morceaux de plastique et de matériaux de construction. Une à une, il les gravit. En équilibre sur ces amoncellements, il scrute l’horizon, dans une posture rappelant celle du Voyageur contemplant une mer de nuages (1818) du peintre Caspar David Friedrich. Cette référence devenue récurrente évoque un sentiment de vertige devant l’immensité de la tâche à accomplir. En contrepoids à l’organisation des ordures collectives, Scholes présente l’installation Vestiges II (2013) dans une vitrine de l’aéroport local. Celle-ci illustre la somme des déchets individuels produits pendant son séjour de vingt-deux jours : bidons d’eau, emballages alimentaires, reçus, etc. Par ses qualités formelles et conceptuelles, ce corpus sonde la matérialité inhérente des ordures trouvées et produites sur les lieux en tant que composante d’un cadre temporel. Il révèle à la fois leur permanence dans le paysage et la difficulté – voire l’impossibilité – de s’en débarrasser, en écho aux problématiques rencontrées dans la ville fictive de Léonie : « Plus l’industrie de Léonie excelle à fabriquer de nouveaux matériaux, plus les ordures améliorent leur substance, résistent au temps, aux intempéries, aux fermentations et aux combustions. C’est une forteresse de résidus indestructibles qui entoure Léonie, la domine de tous côtés, tel un théâtre de montagnes3. » Aux Îles-de-la-Madeleine comme à Léonie, les rebuts deviennent une unité de mesure quantifiant la durée.
Scholes considère la durabilité des matériaux, leur processus de dégradation et les actions nécessaires pour assurer leur intégrité comme des marqueurs de temps. C’est dans cette perspective que plusieurs de ses œuvres intègrent la cire d’abeille.
Scholes considère la durabilité des matériaux, leur processus de dégradation et les actions nécessaires pour assurer leur intégrité comme des marqueurs de temps. C’est dans cette perspective que plusieurs de ses œuvres intègrent la cire d’abeille. Dans la plus récente itération de (Qu’est-) Ce qui se produit quand une chose est entretenue (?) (2020), le quatrième volet d’une série entamée avec DARE-DARE en 2004, il s’en sert pour construire une sculpture éphémère. Installées dans l’espace public montréalais pendant un peu plus d’un mois, quatre tours de briques façonnées à partir du matériau relativement fragile sont vouées à se détériorer tranquillement. En opposition à une conception conventionnelle de l’art public qui se veut à la fois résistant et immuable, cette structure architecturale se révèle précaire une fois exposée aux intempéries et aux interventions humaines. Pour en assurer le maintien, des cycles de (re)construction hebdomadaire se succèdent : l’artiste y performe des gestes d’entretien, de reconfiguration et de réparation. La cire pouvant être chauffée et coulée pour fabriquer de nouvelles briques ad vitam æternam, une tension s’installe entre le caractère transitoire de l’installation et la durabilité des matériaux utilisés.
La ville de Léonie étant présentée comme lieu de l’accumulation d’objets consommés puis jetés, sa matière devient une unité pour mesurer sa propre longévité – ce dont Scholes s’inspire pour jeter les bases de ses propres interactions avec le temps et les choses. Qu’il s’affaire à trier des rebuts, à entretenir des sites abandonnés, à marcher de longues distances ou à construire des tours en cire d’abeille, il prend son temps. Au-delà d’un ralentissement imposé par le rythme et la durée de ses performances, l’artiste travaille avec la temporalité en révélant le caractère impermanent d’une esthétique pragmatique en constante transformation.
(1) Italo Calvino, Les villes invisibles (Paris : Gallimard, 2013).
(2) En entrevue avec l’artiste, le 28 juin 2021.
(3) Italo Calvino, op. cit.