Lynne Cohen. Sans titre
Les photographies de Lynne Cohen offrent une vision à la fois proche et décalée de l’environnement contemporain. Depuis le début des années 1970, ses vues d’intérieurs vides et déjantés ont valu une reconnaissance internationale à l’artiste.
Intitulée Faux Indices, une exposition rassemble au Musée d’art contemporain de Montréal une quarantaine de photographies de cette artiste.
Aux petits formats des premières années, souvent en noir et blanc, succèdent des images plus grandes. Avec le temps, la couleur prend de plus en plus d’importance. Ici, l’accrochage, trop serré, n’a rien de chronologique. Le commissaire de l’exposition, François Letourneux, a plutôt choisi de regrouper ces intérieurs par thèmes et par affinités.
Art et kitch
De nombreuses photos montrent des piscines, des laboratoires, des bains-douches et des installations thermales avec leur connotation hygiéniste. C’est aseptisé. Tout brille. Entourée de murs carrelés en céramique et de rampes d’alu, une piscine semble impénétrable.
Murs verts. Fauteuil bon marché. Caméra de surveillance et néon… Dans Untitled (Astroturf), un arbre de Noël artificiel est posé dans un coin. La moquette est en faux gazon. Dérisoire, ce rappel au naturel n’est qu’un leurre. Le factice règne.
Untitled (Malevitch) montre les dessins de personnages peut-être proches des dernières œuvres de l’artiste constructiviste. S’agit-il de cibles destinées à l’exercice sportif du tir à l’arc ? Les chiffres qui coiffent ces représentations sont déconcertants. À quoi correspond cette signalisation mystérieuse ? Le plafond ressemble à un bac à glace géant. La présence humaine se limite à des mannequins, des effigies schématiques ou à d’autres ersatz improbables. L’art pourtant est loin d’y être absent.
À ses débuts, Lynne Cohen désignait ses photos par les noms des lieux où elles avaient été prises. Aujourd’hui, elle se contente le plus souvent d’un Sans titre en anglais. À la suite, un mot entre parenthèses aide à se reconnaître : Untitled (Baloons), Untitled (Submarine). Souvent, ce mot-clé est lié au monde de l’art. Ailleurs, c’est au spectateur de débusquer les liens qui renvoient à l’univers d’un artiste connu. Dans Spa, un fluo rappelle un peu des sculptures au néon de Flavin. Les inscriptions à la craie de Blackboard peuvent être saisies comme des allusions aux gribouillis de Cy Twombly ou à la grisaille nuageuse des peintures de Jasper Johns. Pour Cohen, ces références discrètes rejoignent une forme d’appropriation proche des ready made de Duchamp.
Paradoxalement, ce « désir d’art » s’exprime aussi à travers le kitch redoutable qui émaille ces lieux. Ce kitch fait sourire. Mais attention ! L’humour n’est pas tout. Dans le catalogue de l’exposition, l’artiste analyse dix-huit œuvres. Elle prévient : dans ses photos, la démarcation entre le sinistre et le comique n’est jamais évidente.
Neutralité trompeuse
Même tempérées d’humour, les photos communiquent une « inquiétante étrangeté » selon les termes de Freud. Au sein de ces environnements un peu bizarres, de ces inventaires conjuguant les objets les plus saugrenus au réel le plus banal, l’aliénation transparaît. L’angoisse qui s’installe dès lors peut s’expliquer par le caractère discordant des intérieurs photographiés.
Inhospitaliers, les espaces de Lynne Cohen découragent toute convivialité. Paradoxalement, les pistes qui traversent la scène déserte invitent à la déambulation. Elles agissent comme un défi à investir les espaces vides. Et, bien sûr, un tel stratagème ne peut que mener à une nouvelle poussée de claustrophobie.
Longtemps, l’artiste a refusé de dater ses photos. Elle ne voulait pas non plus les accompagner de cartels. On ne connaît rien de l’endroit qu’elles documentent. Le spectateur est donc privé de repères.
Un schéma troublant fait que l’on cherche sans cesse à s’y ancrer. Les tentatives d’appropriation s’enclenchent afin de rendre les intérieurs de Lynne Cohen, même à dose homéopathique, légèrement plus réconfortants. Y débusquer le kitch ou les citations artistiques représente une façon de se rassurer et d’humaniser ces lieux infernaux. Nous sommes à la fois intrigués et repoussés. Et dans ce jeu de cache-cache, tout se dérobe. Insidieusement, nous voici happés par une spirale tendue de pièges. Nos perceptions sont court-circuitées par des évaluations successives et contradictoires.
Truffées de ces « Faux indices », les photographies de Lynne Cohen seraient animées d’une stratégie insidieuse. Celle d’une neutralité trompeuse qui, en montrant ce qu’il y a en surface, nous enjoint de voir ce qui est en dessous.