Marc Dulude – Art, science et imposture
Fractales, arbres binaires, structures connectées, robotique : ce sont des termes qu’on ne s’attend pas nécessairement à trouver en arts visuels. Ces notions liées aux sciences constituent toutefois le champ de pratique d’un artiste qui expérimente aussi avec la matière, Marc Dulude.
Un examen plus attentif de ses œuvres montre que l’artiste travaille avant tout les idées, celles qui surgissent du matériau ou en conjonction avec celui-ci : « Ce qui est intéressant, ce sont les idées, les concepts que l’on peut exprimer. Une idée, et après, le chemin qu’on prend pour s’y rendre. Le matériau va devenir le langage, mais peut aussi amener le concept. Quand tu as une idée, il faut que tu sois capable de la rendre séduisante, que ça parle, qu’il y ait une construction. La notion du savoir-faire n’est pas exclusive aux artisans. »
Depuis le début de sa pratique, Marc Dulude utilise une foule de matériaux de manière expérimentale en les détournant de leur fonction usuelle : du miroir, des bicyclettes, du caoutchouc, du plâtre, des aimants. En entrevue, il explique qu’à l’heure actuelle il s’est constitué un bon répertoire de matériaux et qu’ainsi, il peut choisir quel sera le meilleur pour exprimer l’idée qui l’occupe et la transformer en œuvre.
Depuis le début de sa pratique, Marc Dulude utilise une foule de matériaux de manière expérimentale en les détournant de leur fonction usuelle : du miroir, des bicyclettes, du caoutchouc, du plâtre, des aimants.
L’informatique est aussi un outil pour l’artiste, au même titre que le crayon ou la scie sauteuse, mais avec des possibilités augmentées. Les logiciels de programmation lui permettent de créer des systèmes à l’intérieur d’une forme et de varier les objets qu’il y intègre. Dulude insiste sur le fait qu’il est un chercheur au même titre qu’un scientifique : « Avec le logiciel Grasshopper, je peux procéder par essais-erreurs, ça devient très intuitif. Avant de décider du choix de la forme, un plasticien va faire beaucoup de tentatives. Je peux faire le même exercice avec une forme, mais en la paramétrant. L’objet que je vais faire se trouve au-delà de la pensée : je ne suis pas capable d’imaginer la forme qui sera créée parce que c’est l’exercice plastique de la forme à l’ordinateur qui va m’amener là. »
Une exposition illustre cette volonté d’expérimenter avec la matière et de matérialiser un concept : Démarche empirique pour un modèle du monde, qui s’est tenue à la Galerie d’art d’Outremont, en 2017. Pour l’hydrocal (un ciment de gypse), le matériau-sujet de ces œuvres, il s’agissait de prendre en compte sa blancheur, son apparence poudreuse et de tester sa malléabilité : enduire des fils de laine de ce produit permet une tenue qui varie selon la température et l’humidité du lieu et qui va jusqu’au point de rupture ; les boules des Sherpas (2017) ont été empilées une à une, et maintenues jusqu’à ce qu’elles soient suffisamment sèches ; les deux arches du Parcours maison (2017) ont été façonnées et inclinées à la main. Le temps est donc une composante essentielle de l’exécution des œuvres, en conjonction avec l’espace et le travail manuel. Il en résulte des formes non conventionnelles, dont la démarche pourrait faire penser à l’art minimal, mais la préoccupation pour le faire, le geste de la main, l’en différencie. Les œuvres cartographient un territoire inconnu : on découvre de nouveaux paysages, aux limites de l’équilibre. Ces objets abstraits font tous référence à des objets familiers, et les associations sont multiples : arcs architecturaux, lignes à pêche ou laine à tricoter, empilement de ballons…
Marc Dulude travaille aussi bien des œuvres d’exposition que des œuvres d’art public – vingt et une à ce jour – et les deux corpus sont en étroite relation l’un avec l’autre. Ses manipulations de la matière, jointes aux outils informatiques, l’amènent à progresser dans son cheminement d’artiste et lui permettent de proposer aux différents programmes d’art public des œuvres toujours distinctes, qui se rattachent au lieu qui les accueille par la forme et le contenu.
Ainsi, l’œuvre en deux parties du Technopôle en réadaptation pédiatrique du CHU Sainte-Justine à Montréal réunit la technologie, la biologie et le savoir pour symboliser le mouvement et l’effort. Les objets qui en sont issus sont intrigants et proviennent en partie de l’utilisation de l’informatique. Polysémiques, ils font appel à des motifs récurrents qui constituent la structure de plusieurs organismes vivants (plantes, animaux, végétaux) et même celle des tissus musculaires. Le dynamisme s’inscrit dans les courbes ainsi que dans les extrémités bipartites et renflées. Les couleurs vives les font se démarquer d’un environnement sobre et posent la question de la séduction en arts visuels : suspecte aux yeux de certains, elle est une valeur ajoutée en art public. Elle accroche l’œil et offre au public une voie d’accès à une compréhension plus profonde de l’œuvre.
Dulude s’intéresse aussi à la question de la narration dans l’œuvre : celle-ci doit-elle raconter une histoire ou proposer une série de fragments narratifs où l’observateur joue un rôle actif ? Il opte pour la deuxième solution. La chute au savoir (2019), réalisée pour l’école primaire Saint-Luc, est, d’après le texte de présentation de l’artiste, « une interprétation poétique de la mise en commun des savoirs d’une collectivité et du potentiel collectif de notre société ». À la fois formelle et figurative, l’œuvre s’inscrit à l’intérieur d’un cube architectural évidé et l’anime. Vu de loin, ce qui apparaît comme une ligne irrégulière se trouve être un empilement de livres à l’image d’une chute, qui aboutissent à un cerf dont le corps est fait de lettres, « s’abreuvant » au savoir. L’allusion à l’accumulation de connaissances est limpide. Le recouvrement doré du cerf ainsi que le rouge profond des livres contrastent avec le gris et le beige du bâtiment et attire le regard. S’insérant adroitement dans l’architecture de l’édifice, l’œuvre est aussi un modèle d’in situ par son adaptation au public de tous âges qui la fréquentera, en tant qu’allégorie du savoir. De plus, l’allusion à la nature complète celle à la culture.
« Un artiste, comme le dit Marc Dulude, c’est l’imposteur de tous les boulots. Parce qu’il désire un matin se lever et se dire : “Moi, j’aimerais être un architecte, un ingénieur, un paysagiste, un ébéniste, un philosophe.” On s’accapare tout ce qui existe dans les champs sociaux, les humanités. » En cette ère post-capitaliste et pandémique, la figure de l’imposture bifurque vers un hors-champ.