Marie-Christiane Mathieu
Plonger dans l’univers des œuvres de Marie-Christiane Mathieu, c’est suivre son cheminement intellectuel afin de faire apparaître l’invisible et les ressorts profonds de sa recherche.
Formée dans les années 1970 à l’École nationale de théâtre du Canada pour devenir scénographe, Mathieu montre déjà son intérêt pour les acteurs et la scène, lieu de la performance. Cette préoccupation l’habite et l’occupe totalement encore aujourd’hui. De l’étude de la position de l’acteur dans l’espace et de l’effet créé sur le public, elle s’interroge depuis plusieurs décennies sur l’humanité générique et travaille autour du concept d’« aître », une fusion des idées d’individu et d’espace (être + air[e]). Pour l’artiste, nous habitons tous notre espace de manière unique, singulière, et ne l’exploitons que partiellement. En étudiant ce résidu d’espace, Marie-Christiane Mathieu entend provoquer le spectateur afin qu’il se questionne sur sa propre position. De l’espace vide naît le concept de présence immatérielle, c’est-à-dire une forme de présence que le spectateur peut habiter virtuellement grâce à son imaginaire. L’espace vide n’est donc pas vraiment vide pour Mathieu, car il recèle tout un potentiel créatif invisible.
L’apparition arc-en-ciel
Après ses études de scénographe en 1980, elle étudie à l’Holographic Laboratories de New York. À son retour, elle fonde le premier laboratoire d’holographie de l’Office national du film, voulant explorer cette technique de représentation, basée sur la photographie et la lumière, qui rend l’image de manière tridimensionnelle. C’est un peu comme si l’image devenait objet, émergeant de l’invisible et apparaissant dans toute sa fragilité et son évanescence.
Marie-Christiane Mathieu a beaucoup travaillé cette technique. Elle en est d’ailleurs pionnière, aux côtés de Michael Snow, un sculpteur et peintre très respecté également en holographie. La sculpture poétique Soup(e) (2001) met en scène l’apparition d’un objet : une cuillère s’agitant alors qu’un petit personnage nage dans un bol à soupe surprend, fait sourire et laisse perplexe. Si l’objet est ici illusion, son œuvre Sans titre (Ready-Made) (2019), présentée à l’automne dernier aux Ateliers Jean Brillant, semble pour sa part annoncer son retour à l’objet physique. Mais Mathieu l’avait-elle vraiment quitté ?
Au début des années 2000, Marie- Christiane Mathieu s’intéresse à l’art et à la technologie. Souhaitant toujours interroger le vide et ce qui l’habite, elle réalise des œuvres en réseau pour relier l’Amérique latine et le Québec. Monument du vide (2004) l’a occupée pendant plusieurs années, car ses études de doctorat y ont été consacrées. Dans cette dernière œuvre, elle met en scène le cyberespace et permet aux participants de prendre leur place au fur et à mesure que les communications se multiplient. Leur voix se matérialise et traverse l’espace international, chacun se positionnant dans une hiérarchie qui symbolise et annonce le concept de vivre ensemble si important aujourd’hui dans toutes les sphères de la société.
En 2011, Mathieu réalise L’a-maison, une œuvre vidéographique magistrale qui reprend l’idée d’habiter son espace de manière unique. De grands écrans montrent l’artiste, dans une maison et dans un atelier, affairée à différentes tâches du quotidien, qu’elles soient domestiques ou de création. Les multiples écrans en mouvement, non sans évoquer les caméras de surveillance, déstabilisent. D’une part, parce que plusieurs temporalités s’y côtoient, les images ayant été tournées à différents moments de la journée ou de la semaine. D’autre part, parce que la dimension des écrans nous donne à voir des gens plus grands que nature. Le spectateur devient voyeur alors que les images montrent les déplacements de l’artiste dans la maison et les actions qu’elle y fait. D’une esthétique remarquable, l’installation aspire le regard et le fait voyager de manière circulaire favorisant ainsi la participation virtuelle de chacun, but que Mathieu poursuit.
Le voyage devient pour elle un processus de création, et l’habitacle, ici un minivan, l’outil.
Inaudible musique
En 2009, elle devient professeur à l’Université Laval et profite de ses nombreux allers-retours entre Québec et Montréal pour les transformer en œuvres d’art. Elle développe ainsi une esthétique de la route. Si le conducteur ressent un sentiment de solitude au volant de son véhicule, les programmes radio officiels et ceux sur la bande fréquence publique occupent potentiellement l’espace aérien et peuvent accompagner le routier de manière sonore. Le parcours de conduite est donc ponctué de conversations radio de toutes sortes, audibles sur une bande publique CB (de l’anglais citizen’s band, ou de l’usage courant « cibi »), accessibles à ceux qui possèdent l’équipement nécessaire. Mathieu décide alors d’enregistrer les sons qui parasitent l’espace des ondes radio et d’en faire une bande sonore bien ancrée dans la réalité, une sorte de musique concrète que les automobilistes n’entendent pas en général.
L’expérience de ces allers-retours hebdomadaires est le début de sa recherche autour du nomadisme et du déplacement. Le voyage devient pour elle un processus de création, et l’habitacle, ici un minivan, l’outil.
Ainsi, lors de son année sabbatique de 2014 à 2015, Mathieu entreprend une traversée de l’est à l’ouest du Canada. Elle utilise le véhicule dans lequel elle vit comme camera obscura et, chaque soir, comme des notes dans un journal intime, elle photographie son environnement.
Lors de la réalisation de Musique de char/Toujours plus à l’ouest (2016), le regard de Mathieu prend également la mesure de l’érosion du paysage et surtout des mouvements économiques qui donnent trop souvent lieu à sa dégradation. Elle réalise une œuvre triptyque, dont les images vidéo sont projetées sur des supports de bois. Par leur géométrie, ces supports évoquent les panneaux publicitaires et les grands camions de transport routier qu’elle a rencontrés au cours de ses circuits.
Les archives en preuves
Longue performance pragmatique, Musique de char/Toujours plus à l’ouest relate le voyage, comme mécanisme qui stimule la recherche de Mathieu. Devoir s’adapter chaque jour à un environnement différent, tout en maintenant l’objectif poursuivi par le projet de création, amène à sortir des sentiers battus. Si les photographies sont des œuvres matérielles bien concrètes, l’apport des archives qui les entourent complète la description du processus quotidien. Par archives, il faut ici entendre des artefacts composés, entre autres, d’un casque muni d’une lampe frontale, de vêtements, d’outils, d’équipements variés et de notes. Ils nous donnent le contexte de création disparu dans le temps et l’espace. Ils en sont la mémoire.
Dans Musique de char/Toujours plus à l’ouest, Mathieu s’interroge sur le fait que l’humain est totalement absent de ses photographies. Sauf par certains textes d’auteurs qui accompagnent le livre d’artiste qu’elle a réalisé en novembre 2019, aucune image humaine n’est visible. En voulant s’interroger sur l’espace habité, elle a paradoxalement gommé l’individu, créant ainsi des atmosphères futuristes parfois inquiétantes. Est-ce une vision pessimiste de l’avenir ou un passage vers une prochaine apparition ?