Michaëlle Sergile sait rire ; un bon éclat, sincère et profond. Sa réjouissance est lumineuse et elle remplit l’espace. Mais elle cache aussi quelque chose, ou du moins en partie, d’obscur. Il est difficile de s’en apercevoir au premier abord, car le rire signifie la plupart du temps gages de joie ou de plaisir. Sergile présente une vérité à plusieurs niveaux, une sorte de tapisserie composée de divers morceaux de tissus partageant un code sous-jacent. Les images qu’elle crée peuvent sembler légères et franches, comme un sourire, mais elles sont composées d’éléments divers et complexes. Dans le contexte de la pratique de Sergile, le tout n’est pas toujours plus grand que la somme de ses parties.

Abordant le tissage comme une pratique artistique interdisciplinaire, Sergile élargit la technique pour créer des installations engagées et poétiques. Ayant le don d’explorer des questions sociopolitiques avec complexité et nuances, l’artiste incite son public à prendre conscience de différents enjeux historiques et contemporains incluant la portée du racisme anti-Noirs et du sexisme dans les Amériques. C’est le cas dans l’une de ses premières œuvres, Peau noire, masques blancs (2017-2018), qui reprend le titre d’un ouvrage fondateur de la théorie postcoloniale publié en 1952 par l’auteur martiniquais et psychiatre Frantz Fanon. Dans cette œuvre, Sergile s’intéresse à la colonisation linguistique en cryptant le texte original de Fanon qu’elle tisse pour créer une frise composée de fibres organiques noires et blanches.

Michaëlle Sergile, To Hold A Smile (2019)
Michaëlle Sergile, To Hold A Smile (2019). Photo : Paul Litherland

En transformant les mots de Fanon en un langage codé, dont elle est la seule à détenir la clé, Sergile s’intéresse à la manière dont le texte original de l’auteur est chargé de différents degrés de sens. Elle souligne également la manière dont les interprétations de ce texte ont évolué au fil du temps. L’œuvre de Fanon constitue une étude auto-ethnographique présentant les effets de la déshumanisation et du racisme. Son texte propose également une lecture de la résistance des Martiniquais engagés dans une lutte anticoloniale. Imprégnée de ces structures de pouvoir, l’interprétation textile qu’en fait Sergile donne une texture, un rythme et une topographie à la forme bidimensionnelle du livre. Elle rappelle également comment l’histoire des Noirs, faute de conservation et du manque de rayonnement des archives, est souvent constituée d’une histoire orale, transmise par les générations et recodée de diverses manières qui passent par les chansons, les récits et le corps. Le langage codé de Sergile est aussi représenté dans un petit carnet noir qui accompagne le tissu suspendu. Placé à côté de l’ouvrage ouvert de Fanon, cet objet marque le point de transition entre le livre en tant qu’œuvre littéraire et l’installation en tant que forme qui interprète. Ainsi, l’artiste établit très tôt un désir de dénaturer l’historicité de ses objets d’étude et de décaler les mots écrits dans l’espace de la galerie pour offrir de nouvelles pistes d’observation.

Michaëlle Sergile, De Capécia à Fanon (2020)
Michaëlle Sergile, De Capécia à Fanon (2020). Photo : Michaëlle Sergile

Les liens entre le tissu et le texte sont récurrents à sa pratique. Dans De Fanon à Capécia (2018-2019), elle dépose devant sa sculpture tissée d’alpaga, d’acrylique, de coton et de cheveux, un livre compilant des archives sur l’auteure Mayotte Capécia. Présenté comme une activation de l’archive, ce tissage fait référence à l’humiliation subie par Capécia, qui a été la cible des critiques méprisantes de Fanon à répétition, suffisamment pour mettre son œuvre à l’écart de l’histoire littéraire. En l’occurrence, Sergile joue de nouveau avec l’épaisseur et la finesse des lignes noires et blanches de son tissu pour traduire un acte d’exclusion. Le métier à tisser en tant que travail physique et répétitif parallèle à l’acte d’écriture revient sur une des multiples interrogations de l’artiste qui veut, entre autres, explorer l’impact du sexisme sur le rayonnement des pratiques créatives des femmes. Cette façon de faire reprend une question importante au sein du discours contemporain en art qui, à travers les dernières décennies, a grandement revalorisé le tissage en brouillant la hiérarchie des pratiques artistiques, puisque jugé auparavant comme un « travail de femme » et/ou d’artisanat, donc peu sérieux. En s’appuyant sur le récit personnel de Capécia et en la sortant de la discorde dans laquelle elle a été historiquement retenue et consignée, Sergile met en évidence la manière dont l’autrice a été aliénée et considérée comme autre, même au sein de sa propre communauté intellectuelle et culturelle.

Michaëlle Sergile, Peau noire, masques blancs
Michaëlle Sergile, Peau noire, masques blancs (2018-2019). Photo : Isabelle Tessier

Le tissage fait place à l’impression sérigraphique de textes sur de longs morceaux de tissu blanc dans les œuvres plus récentes de Sergile. Les installations qui en résultent pendent librement du plafond pour créer des sculptures qui rappellent des parchemins, incluant To Hold a Smile (2019). Ici, l’artiste rédige trois interprétations d’un poème de Paul Lawrence Dunbar intitulé The Mask (We Wear The Mask) (1895). L’une d’entre elles cite une itération précédente de cette œuvre par Maya Angelou. Sergile se concentre sur le rire et la transmission par l’oralité représentant la force et la survie. L’œuvre a récemment été présentée à la galerie Art Mûr dans le contexte de Af-flux, la première Biennale Transnationale Noire au Québec. Dans un recoin à l’arrière du deuxième étage, au côté du poème suspendu se trouve une vidéo projetée sur le mur qui montre un gros plan de la bouche de l’artiste, affichant un sourire. Cette image agrandie résume la manière dont le sourire évoque simultanément une action ou une façade cachant de multiples vérités. La bouche de Sergile tressaute au fur et à mesure que la vidéo progresse, révélant la fatigue et la difficulté de maintenir les apparences. Cette performance vidéo rappelle deux tropes de femmes noires dans l’histoire de l’esclavage, autour des lois Jim Crow et du racisme contemporain : la Mammy, une femme noire nourricière, amicale et toujours souriante, esclave ou servante, et la femme forte (« Strong Black Woman ») d’aujourd’hui, sans sourire et personnifiant la force désintéressée. Oscillant entre ces figures, Sergile examine la manière dont le corps des femmes noires, incluant leur bouche, a fait l’objet d’un examen anthropologique minutieux, a été une source de fétichisation, un sujet de caricature, mais aussi un site qui permet de répondre à cette violence.

Michaëlle Sergile (2021)
Michaëlle Sergile (2021). Photo : Guillaume Simoneau

En somme, Michaëlle Sergile possède une compréhension précise de la matière textile et maîtrise ses différentes techniques, en plus de faire preuve d’une profonde connaissance et appréciation pour les sujets littéraires et historiques. Les proximités entre l’écriture et la construction textile, l’intersectionnalité et la création de motifs, la communauté culturelle et le tissu social, lui permettent de se déplacer avec fluidité entre les mots imprimés, les créations tissées à la main et les techniques artistiques générées par ordinateur. En raison de toutes ces explorations, son œuvre est riche en sédiments historiques et en pertinence contemporaine. Par le biais de la parole, de l’enregistrement, de la prose écrite et de l’image en mouvement, elle nous oblige à repenser l’art textile comme un moyen d’expression corporel et performatif ancré dans les traditions de l’oralité, du geste et de l’incarnation.