OUTRE-VIE/AFTERLIFE. L’image fantomatique du futur
Circonstanciel peut-être, le maillage des treize univers qui constituent le collectif Outre-vie/Afterlife relève du temps long. Reportons-nous à l’année 2013 : ancrée à Montréal, à l’Université Concordia, l’artiste Raymonde April tâche d’obtenir un appui financier pour mettre sur pied un projet inspiré des concepts de vie et de seconde vie des images. Nourrie par les collègues qu’elle côtoie au quotidien, mais aussi par les étudiant·e·s qui ponctuent depuis deux décennies son parcours professoral, elle imagine un projet de recherche qui durerait trois ans, comme un cycle dont on pense déjà deviner les reliefs et contours.
Une idée flotte. Témoin des expérimentations en cours dans les locaux et laboratoires de l’université, April cherche un espace à la fois tangible et intangible dans lequel elle pourrait faire naviguer la création entre son cadre matériel et l’esprit de recherche plus large dans lequel elle s’enchâsse. Le projet, en quelque sorte porteur des réflexions et des pratiques du programme de photographie de l’institution, se veut fédérateur. April, tranquillement, imagine circonscrire le travail futur à l’idée d’image. Le groupe à venir, anticipe-t-elle, fouillera l’image photographique tout autant que celle en mouvement, sondant au passage l’archive et intégrant le discours photographique dans l’horizon des explorations envisagées. Comme attirée par magnétisme vers eux et elles, elle approche Marie-Christine Simard, Jessica Auer, Velibor Božović, Bogdan Stoica, Andrea Szilasi, Celia Perrin Sidarous, Jinyoung Kim, Katie Jung et Chih-Chien Wang.
C’est le 12 septembre 2013 que la salle à manger d’April sert de décor, pour une première fois, à l’émulsion de concepts entourant le mémoriel, l’imagé. Car l’histoire d’Outre-vie/Afterlife en est une de rencontres, de dialogues, de partages et d’ouvertures. Tout juste rentrée d’un voyage transformateur en Inde, April accueille le groupe avec certaines de ses images, qui serviront de bougie d’allumage et donneront le ton aux échanges. Raconteur·euse·s à leur façon, les artistes du collectif entrent dans la valse d’une réflexion à plusieurs ; ils et elles se rassemblent, se narrent, font un récit de leurs images et se montrent par ce qu’ils et elles attrapent du quotidien, des paysages, du monde. Le collectif s’agrandit et accueille désormais Lise Latreille, Gwynne Fulton et Jacques Bellavance. Comme une sorte de trame, le groupe organise sa pratique autour de tables de salle à manger glanées ici et là, chez l’un·e ou chez l’autre – un espace de confidences réciproques où tou·te·s se livrent, adoptant à l’instar de leur médium une forme de narrativité malléable. Ces séances de travail non traditionnel sont la cimaise de ce qui deviendra un collectif de l’outre-vie célébrant cette année ses dix ans d’existence plutôt que les trois d’abord annoncés.
La récurrence des rencontres du collectif souffle doucement sur lui des processus qui lui sont singuliers. Chaque fois, les artistes apportent des bribes de leurs recherches en cours, des captures de lieux explorés, des bouts de voyages. Ces fragments constituent la matière initiale de discussions qui excèdent le cadre de l’image et dévoilent ce qui appartient au hors champ – là où émergent le soi et l’autre, où chacun·e s’élance avec la confiance d’être accueilli·e. Misant sur la circulation des idées, le collectif recourt à la notion d’ectoplasme pour définir sa pensée en travail, le moment où « quelque chose se forme au-dessus de la table1 ». Alors que l’on peut être tenté·e de lire dans des visuels tirés de corpus distincts une forme de nostalgie ou de mémoire individuelle persistante, le groupe regarde plutôt la centralité du présent, la résurgence du passé et l’émergence de l’à-venir s’y éveillant comme des motifs de recherche signifiants et focaux.
L’approche dialogique développée par le groupe amène ses membres à adopter une pratique d’agencement. Les éléments photographiques mis en commun se faufilent dans une recherche plus étendue, menant tantôt à un projet d’exposition, tantôt à un projet de publication. Le travail collaboratif prend enfin vie sur les murs du centre VU en 2016. Outre-vie/Afterlife donne à voir des images de chacun·e des artistes, mais aussi des clichés des rencontres tenues au cours des trois années précédentes, lesquels découlent d’un processus de documentation soutenu dévoilant les dessous de ces moments partagés. Résidences de création, expéditions collectives, soupers communautaires : mettre en scène ces discussions dans l’espace d’exposition travaille une fois de plus la question de la narration. Le témoignage navigue entre passé et futur, comme une reformation de l’émulsion en train de se faire.
De cette exposition naît un désir de coucher sur papier le récit collectif, de créer une publication2 qui permettra de sonder plus en profondeur le rapport entre le texte et l’image, et de penser frontalement le rapport au temps qui traverse l’histoire du groupe depuis 2013. Une chronologie s’esquisse, un jeu entre le langage écrit et le langage parlé apparaît. Un collage de conversations morcelées et transcrites habite les pages, l’archive et la souvenance du moment vécu faisant de nouveau surface. Un lexique particulier déploie aussi la pensée à l’œuvre : les mots « mémoire », « fantôme », « futur » et « outre » traduisent l’esprit du groupe, qui manifestera plus tard de nouvelles itérations de ses constructions plastiques et discursives à la Biennale de photo de Mumbai (2017), à Optica (2018), à la FOFA Gallery (2019), et sur les murs de la rue Ontario Est, à Montréal, dans le cadre de l’exposition Regarde ! (2021). Se raconter et photographier ensemble comme une façon de se réunifier par la pratique de l’art ; d’être « seul[·e·]s, ensemble3 ».
Le caractère multidisciplinaire d’Outre-vie/Afterlife permet une étude transversale et inépuisable des explorations de ses membres, articulées autour de la mémoire de l’image, du réel perçu et capté, et de la reconstruction de l’expérience du temps qui est attisée par le processus photographique. Peu à peu, l’idée d’outre-vie se dessine, se profile : sous-jacent à la conception de l’image partagée par le groupe se trouve un intérêt pour les couches qui composent ce qui se donne à voir. Si les choses viennent avec leur signification propre, le collectif s’intéresse précisément à ce qu’il se passe lorsqu’il y a contact. « Traverser l’opacité4 », aller à la rencontre de l’autre et de l’ailleurs, fouiller l’émotion du regard : par un jeu habile qui investit le déjà-là des images, le collectif parvient à tramer de nouveau le vu. Il constate l’énergie qui transite par la photographie et la vidéographie, indépendamment de la fixité ou du mouvement qui les caractérisent, et examine le potentiel de révélation qui nous amène outre la vie de l’image.
Une décennie apporte son lot de croisements : des trajectoires d’influence sont tracées, un réseau de transmissions essaime. Le collectif, tranquillement, reconnaît la dimension de l’image, pense sa récidive. Il regarde ses membres à l’œuvre, les soutient ; déplie ce que sous-tend la création, comprend intimement et profondément la pratique de chacun·e. Le partage d’images, de découvertes et de récits est un geste encouragé en son sein, ouvrant à la fois à une affirmation de plus en plus claire du travail individuel et à une unification des processus que le groupe fait siens. Comme des passages, des déversements, Outre-vie/Afterlife agite finalement des résonances dans le personnel et cimente dans l’univers une pensée à plusieurs.
1 Raymonde April, entrevue avec Galadriel Avon, 2023.
2 Outre-vie/Afterlife, Outre-vie/Afterlife (Québec : VU Photo, 2018), 137 p.
3 Le titre porté par l’exposition du groupe à VU, en 2016.
4 Marie Uguay, L’outre-vie (Montréal : Éditions du Noroît, 1979).