Philippe Bellefleur – Le voyage intérieur
Les procédés qu’emploie Philippe Bellefleur donnent à ses toiles des effets où s’exprime le passage de la nuit à la clarté.
« Je commence par un fond noir. À partir de là, j’éclaircis le tableau. » En se transformant, ce fond noir recueille traces et inscriptions. Chemin faisant s’y superposent les nouvelles couches de couleur, de moins en moins sombres, appliquées elles aussi en rectangles. Peu à peu, le tableau devient un champ plus lumineux. Par quelques coups de pinceaux s’y inscrit, comme une dernière ponctuation, une icône centrale évoquant un pavillon déchiqueté avec ses couleurs éclatantes.
En procédant de la sorte, Philippe Bellefleur donne une grande unité à la série d’une quinzaine d’œuvres récentes. D’abord, les formats de ces peintures sont tous verticaux. Dans chacun des rectangles qui les compose apparaît et surgit un autre rectangle à la façon d’une mise en abyme. Au-delà de ces aires resserrées coulissant les unes par rapport aux autres apparaissent des jets d’orange, de bleu turquoise, de jaune, de rouge, en strates. Ces tracés explosifs s’appuient sur d’autres jets alignés de blanc incandescent, comme crayeux et morcelés. Ces motifs centraux semblent ainsi avoir traversé un spectre partant de l’obscurité la plus profonde vers la lumière étincelante.
Cette façon de travailler rappelle que Philippe Bellefleur a longtemps pratiqué la gravure. « Ma technique actuelle s’inspire de la manière noire que j’ai exercée longtemps. » Dans ces estampes, le noir est délayé. Le graveur tente de retrouver les blancs en grattant, en écrasant et en polissant les surfaces obscures dont on étaye le grain, reconstruisant la lumière en dégradés inversés. Les gris en particulier affichent des transitions d’une grande délicatesse. Empruntant au mezzotinto, la peinture pourrait de plus être travaillée en creux. Les surfaces affichent traits et rayures. Avec ses inflexions, en transitant de l’ombre à la lumière, ce procédé bien concret exprime un combat éternel. Celui du jour et de la nuit, de l’obscurité et des ténèbres vers la clarté.
En même temps, dans la peinture de Bellefleur, l’accent sur les procédés neutralise le recours, même s’il est présent, à tout symbolisme appuyé, tout comme il gomme les références trop évidentes à l’expressionnisme abstrait. Chaque décision est au service de celle à venir. L’échafaudage tempère le geste, qui s’éloigne de toute projection par trop autobiographique. Le tableau se construit de l’intérieur. Ses composantes sont tributaires de celles existantes tandis que les plans s’y superposent, se fondent les uns aux autres avec continuité ou, ailleurs, luttent entre eux. La spontanéité est disciplinée par un soupçon de système. Les gradations de couleurs opèrent à travers une surface elle-même organisatrice. Une forme d’espace construit est instillée par les moyens mêmes du geste.
« Un ami collectionneur m’a dit, devant mes toiles récentes, qu’elles témoignent d’une forme de zoom, un peu comme si j’avais agrandi certains détails présents dans ma peinture antérieure », remarque l’artiste. Ce zoom est-il la conséquence du fait que Bellefleur photographie sans cesse ses toiles en cours d’exécution pour ensuite retravailler et modifier le résultat à l’ordinateur ? Les manipulations informatiques lui permettent, en fait, d’envisager de nouveaux choix possibles. Si Philippe Bellefleur a appris de la gravure la patience de l’artisan et la prédilection pour les tracés de la main, les nouvelles technologies lui permettent une distance et de nouveaux repères. La virtuosité et la dextérité de l’officiant ne sont pas seules en jeu. « L’ordinateur, explique l’artiste, donne une autre perspective. Retravailler mes images me permet paradoxalement une plus grande liberté. Je ressens moins d’angoisse devant la toile à exécuter. On parle d’essai, et non d’erreur. » Il n’est plus question pour l’artiste de « saut dans l’inconnu », mais plutôt de décliner et de choisir les possibilités qui s’offrent à lui.
Cette peinture en fin de compte n’a rien de vraiment expressionniste. Ce serait également une erreur d’accuser Bellefleur de trop se fier à de bonnes vieilles recettes et de lui reprocher de ne se concentrer que sur les modalités de l’élaboration de son art. Au contraire, ses gestes et ses actions concertés favorisent l’immersion du spectateur dans la masse pigmentée ; Philippe Bellefleur fait de ces séquences une forme de voyage intérieur. Dans cette confrontation, le temps de lecture entre en jeu. La trajectoire de l’ombre et de la lumière se veut ainsi une forme de chemin vers la connaissance. Le visible se révèle à travers la graduelle succession d’obstacles. L’œil suit un itinéraire allant de l’opaque au clair. Il s’appuie aux glacis, aux accidents, aux inscriptions sur les plages de couleur-surface. Il se grise aux trames miroitantes des couches de peinture pour s’accrocher finalement au « bouquet » de feux d’artifice qui les couronnent en s’imposant à lui, jubilatoires. Comme à travers une suite de distillations successives, ce lent surgissement tente de laisser apparaître quelque chose qui tiendrait de l’éblouissement.
PHILIPPE BELLEFLEUR – OMBRE ET LUMIERE
Galerie d’Arts Contemporains
2140, rue Crescent Montréal
Tél. : 514 844-6711
Du 20 octobre au 6 novembre 2011
NOTES BIOGRAPHIQUES
Philippe Bellefleur est titulaire d’une maîtrise ès arts de l’Université de Montréal (1965). Il entreprend l’étude de la gravure et de la peinture au cours d’un stage en France, à Aix-en-Provence (1967-1968) avant d’obtenir son diplôme en beaux-arts de l’Université Concordia. Parallèlement à ses activités de création, il mène une carrière d’enseignant. Il commence à exposer ses œuvres dès 1966 et, par la suite, il a l’occasion de les présenter au cours d’une vingtaine d’expositions individuelles et d’une trentaine d’expositions de groupe. Ses peintures font partie de prestigieuses collections.