PO B. K. LOMAMI. Discipliner l’insaisissable
Po B. K. Lomami est un·e artiste belgo-congolais·e qui intervient, performe, active et recherche. À travers ces différents dispositifs, Po propose des œuvres qui parlent de labeurs, de santé et d’intimité. Iel vit et travaille à Tio’tia:ke (Montréal) depuis 2017.
J’ai rencontré Pauline (c’est encore ainsi que je m’adresse à iel) à l’automne 2017, lors de l’assemblée du Regroupement des centres d’artistes autogérés du Québec, à l’époque où je travaillais pour articule. J’ai tout de suite remarqué Po : iel portait une robe grise en coton d’une forme déconstruite et asymétrique, avec une tuque posée sur sa tête rasée. Peu de gens à cette assemblée étaient si bien habillés, et c’était la première fois depuis mon arrivée en centre d’artistes en 2014 qu’une autre personne noire se trouvait dans la pièce. À la pause, nous nous sommes sauté·e·s dessus par solidarité, joie et étonnement, et j’apprenais alors qu’iel était coordonnateurice à l’administration de La Centrale Powerhouse. Po a ensuite fréquenté articule, en est devenu·e membre, a siégé au CA jusqu’à mon départ en 2019. Durant ces années, j’ai découvert qu’iel était titulaire d’une maîtrise en ingénierie de gestion, qu’iel savait parfaitement se servir du programme Excel, et que son gagne-pain en Europe était surtout lié à la défense des droits des personnes en situation de marginalisation ; la performance et l’intervention comme méthodologies et structures de création lui proviennent de ses projets socioartistiques créés en Belgique, d’où iel est originaire.
Po B. K. Lomami est un·e artiste autodidacte qui utilise la performance afin de mettre en lumière des enjeux souvent passés sous silence. Pour parler de sa démarche et se décrire, iel a déjà employé les termes « pluridisciplinaire », « interdisciplinaire » et « multidisciplinaire ». Pourquoi s’être tout d’abord arrêté·e sur « transdisciplinaire » ? Black Médecine : A Consultation (2018) était une intervention performative, expérimentale et collaborative où, avec Claire Obscure, iel offrait un soin aux personnes racisées en milieu monochrome – dans ce cas précis, le milieu des arts. Mélangeant performance, médecine, thérapie et exorcisme, Po et Claire, « docteur·e·s », ouvraient leur cabinet (La Centrale) et proposaient des consultations ancrées dans l’afrofuturisme et l’anti-impérialisme afin de mettre au jour la souffrance non exprimée des travailleur·euse·s culturel·le·s non blanc·he·s. Cette œuvre, qui entremêle diverses pratiques artistiques, sociales et communautaires, est un bon exemple de ce qui fait la touche particulière de Po. À cette époque, iel avait choisi le terme « transdisciplinaire », car des artistes dont iel admirait le travail et avec qui iel avait des affinités, comme Kama La Mackerel, Kamissa Ma Koïta ou Map (Marie-Andrée Poulin), l’utilisaient pour définir leur démarche, qui était adjacente à la performance. C’était aussi une tentative pour Po de s’insérer dans le milieu artistique québécois, puisque chaque organisme subventionneur a son propre vocabulaire vis-à-vis des pratiques multiples. Étant autodidacte et nouvellement arrivé·e en ville, iel était incertain·e quant au genre d’artiste qu’iel pouvait être, d’autant que ses performances se nourrissent de bien plus qu’une pulsion artistique.
Cette incertitude lui permet pourtant de s’infiltrer dans les œuvres de ses collègues. Lors de l’édition 2019 de VIVA ! Art Action, Po participe à la poignante action de Kamissa Ma Koïta. Dans celle-ci, Kamissa, (dé)vêtu en travailleuse du sexe, avec ses longues bottes à talons hauts en PVC, mettait le public face au spectacle attendu des personnes noires : nudité, sexualité, violence, travail. Les membres blanc·he·s de l’assistance étaient alors invité·e·s, à tour de rôle, à lire sur des morceaux de papier qu’on leur avait distribués des énoncés sur la discrimination systémique envers les personnes noires dans le milieu des arts.
Sur le coup, on voit Po aider Kamissa dans sa performance : iel distribue les feuilles dans l’auditoire, nourrit l’artiste de raisins verts frais, lui lance des pétales de fleurs lorsque celui-ci se trémousse sensuellement dans la petite piscine. Au fur et à mesure, cependant, on comprend que cette aide est en réalité la manière qu’a Po d’intervenir dans la performance et d’y ajouter une couche qui évoque le travail physique et émotionnel infligé aux personnes handies1. L’action parle aussi du colorisme, qui consiste à rejeter le poids du labeur sur le dos de la personne noire ayant la peau la plus foncée, en l’occurrence Po.
« Artiste infiltrant·e » ? Po préfère aujourd’hui se qualifier d’« artiste interventionniste », car ses performances lui permettent de traiter d’un travail qui n’est pas nécessairement artistique, et l’intervention lae rapproche des pratiques activistes dont iel usait précédemment dans le cadre professionnel. Nombre de ces modes opératoires lui viennent de sa période d’activisme en Belgique : iel accomplit des gestes seulement dans des situations qui lae poussent à agir, et la performance est la meilleure méthode pour le faire. Mais l’intervention crée des attentes chez le public, qui se dit notamment que la participation de Po à un événement prendra toujours la forme d’une action performative. Or, iel s’interroge : s’il n’y a pas de raison d’intervenir, que devrait-il plutôt se passer ? L’artiste ne peut agir sur commande. Son expérimentation la plus récente, askanti 33 (2023), répond à ce dernier point : une intervention artistique inlassablement répétée risquerait de devenir mécanique, dépourvue de l’authenticité qui la caractérisait originellement. Handicapé·e du côté supérieur gauche du corps en raison d’une erreur médicale à la naissance, Po a passé les douze dernières années à se soigner avec du Valtran, un puissant relaxant musculaire, avant qu’il ne soit retiré du marché en 2023. La performance participative aksanti 33 (partie II) invitait un public consentant à terminer ses dernières doses avant que le médicament expire. Dans la Galerie FOFA, un protocole de consommation et de récupération était mis en place pour partager une partie de l’expérience intime liée à cet opioïde, qui contenait aussi un antagoniste, évitant ainsi la dépendance. Cette œuvre était guidée par une urgence d’agir, déterminée par la date d’expiration, et le protocole performatif, bien qu’orchestré par Po, était exécuté par les spectateurices participant·e·s.
Quand je demande à Pauline de s’autodéfinir, iel propose « artiste interventionniste noir·e handi·e chercheur·e ». Et bien qu’iel ait récemment intégré la maîtrise en Studio Arts — Intermedia à l’Université Concordia, iel est arrivé·e à l’art de manière autodidacte, ce qui fait qu’iel a du mal à s’affirmer comme « artiste ». En tant que travailleur·euse culturel·le à Montréal, Po se rapprochait du milieu, mais plus iel en était proche, plus le fossé qui lae séparait des artistes lui paraissait grand. Cet obstacle lui sert aujourd’hui à créer son propre discours, et son propre vocabulaire sur sa démarche. Puisqu’iel ne rentre dans aucune case, iel affirme avec assurance : Po B. K. Lomami est un·e artiste interventionniste indisciplinaire, dont la pratique va à l’encontre de toutes formes déterminées, mais surtout adisciplinaire, un·e artiste qui n’obéit à aucun dictat.
1 Le terme « handi » est employé par Po B. K. Lomami pour définir les artistes de la diversité capacitaire et iel-même.