Je vais à la rencontre de Salima Punjani pour découvrir, à travers ses mots, de quoi est constituée son approche. Que fait-elle quand elle « fait de l’art » ? En art actuel, les pratiques conjuguent souvent une diversité de formes, ne s’attachant plus nécessairement à une discipline. Les besoins de la démarche artistique ont préséance sur les médiums. Je demande à Salima si elle se reconnaît dans ce phénomène. Elle contourne habilement ma question en me faisant entrer, en guise de réponse, dans le processus de création de son œuvre Progression (2018).

Progression est une installation. Elle est composée de photographies tactiles produites par gravure laser, d’images de résonance magnétique, de coussins vibrants permutant des ondes sonores et de témoignages oraux. D’abord proposée à la galerie Tangled Art à Toronto en 2018, puis chez Ada X, à Montréal en 2021, l’œuvre traduit l’expérience de personnes vivant avec la sclérose en plaques. En tant que visiteur·euse·s, nous sommes invités·e·s à toucher les images, à ressentir les vibrations circulant dans les coussins et à écouter attentivement les récits. Au fil du processus de création, Salima a consulté les participant·e·s ayant relaté leur vécu pour savoir comment iels souhaitaient être représenté·e·s dans les photographies. L’un d’entre elleux, aveugle, a demandé : « Comment choisir la nature de sa propre représentation visuelle quand on ne la voit pas ? » Dès lors, elle s’est questionnée sur les possibles déclinaisons multimodales de ce médium pour en démultiplier les points d’interaction. C’est ainsi que la photogravure ajoutant de la texture à l’image est devenue une stratégie sensorielle favorisant la rencontre avec l’œuvre.

Salima Punjani, Progression (2018). Installation, histoires orales, transducteurs vibrotactiles, IRM cérébrale, signaux EEG, portraits photographiques gravés par laser. Ada X. Photo : Vjosana Shkurti (2021)

Quand je sonde explicitement Salima, formée en travail social et en journalisme, sur ce qu’elle pratique, elle prend quelques secondes pour me donner une réponse réfléchie : « Je pense que je pratique l’écoute. J’essaie de cultiver la présence. » Se désignant comme une artiste multisensorielle, elle dénoue ma question en m’expliquant qu’elle crée des environnements de réceptivité. Me passeriez-vous le sel ? (2021) incarne bien cette absence d’attachement à une discipline et la création d’une connexion saillante, par l’intermédiaire de différentes modalités, propres à ses œuvres récentes. L’installation offre une scène de convivialité banale liée au rituel du repas. Une table bien dressée, des chaises, des coussins et un tapis nous convient à une occasion d’humanité partagée. La signalétique nous invite, voire nous incite, à toucher et sentir les objets et à prêter attention à des enregistrements sonores colligés dans une dizaine de foyers lors de la préparation d’un repas. C’est au moyen de cet agencement d’éléments sensoriels et spatiaux que la présence de l’autre, des autres, est restituée. Lorsque je me remémore la souffrance qu’a pu causer l’absence, en période de pandémie, cette œuvre me paraît bienveillante.

Une attention particulière accordée au soin et à l’accueil transparaît aussi dans Sensory Glisk, un projet qu’elle développe en continu depuis 2021 avec l’artiste écossaise Greer Pester. Telle une œuvre mobile, des sculptures ludiques et colorées représentant des doigts, des neurones, des cerveaux, des yeux et des oreilles sont disponibles pour la manipulation par le public dans divers espaces extérieurs. Ces objets induisent un apaisement et une sensation de douceur. Ils ne mobilisent pas uniquement le toucher, mais bien aussi l’ouïe : une langue géante et rose transmet les souvenirs gustatifs recueillis par l’artiste auprès de différentes populations. Une façon également pour elle de tenter de retrouver le sens du goût, perdu à cause du coronavirus. Cette création a notamment été présentée au Musée régional de Rimouski en 2023.

Il semble que le contexte pandémique ait contribué à une meilleure compréhension du travail de Salima par le milieu de l’art. Pourtant, les stratégies artistiques qu’elle met en place constituent la ligne directrice de sa démarche depuis plus d’une décennie. D’ailleurs, à ses débuts, Salima se désignait par le terme « artiste sociale ». Elle a notamment réalisé l’intervention Mamans de Montréal (2015-2017), dans le cadre de laquelle elle réunissait des familles afin que leurs membres cuisinent ensemble. L’intention était de susciter des instants partagés pour goûter, voir et sentir les plats traditionnels concoctés par les mères, et pour échanger ; comme quoi la cuisine demeure un repère culturel et sensoriel durable où le rapprochement familial se concrétise. Ces moments ont été photographiés par les enfants ainsi que par l’artiste.

Salima Punjani (détail) (2023). Papier fait main pour stimulation sensorielle, grains de poivre entiers. Dans le cadre d’une résidence au Banff Centre, Alberta. Photo prise dans l’atelier de l’artiste. Photo : Sara Hini


La forme de l’œuvre est un acte social, pour Salima, qui est transmis par l’intermédiaire de la présence et du soin. Qui plus est, même l’acte de créer s’opère au moyen du social : la relation entre diverses populations et l’artiste constitue à la fois le processus, la matière et la technique de création. Une stratégie qui valorise cette présence tant sur le plan formel que sur le plan du contenu.

En ce sens, Le coût d’entrée est un battement de cœur, exposé en 2020 à l’occasion d’une résidence de création à Budapest au Spatial Sound Institute, est un bon exemple. Au cours de son séjour, Salima avait pris l’habitude de se réfugier dans un bain thermal pour trouver un peu de sérénité en période pandémique. C’est à cet instant qu’elle a éprouvé ce désir de faire vivre l’apaisement au sein d’une œuvre. Elle a recueilli les battements de cœur des visiteur·euse·s, un peu comme un témoignage corporel, et les a mis en espace conjointement à des vibrations au sol, de la vapeur d’eau et des extraits sonores enregistrés dans les bains thermaux, pour ainsi inviter le public à vivre un instant de repos collectif qui engage la corporéité et les sens.

Salima Punjani (détail) (2023). Transducteurs vibrotactiles. Photo prise dans l’atelier de l’artiste. Photo : Sara Hini

Si Salima use de la matière sociale, les technologies numériques ont un réel rôle dans la mise en relation, bien qu’elles demeurent sous-jacentes et dissimulées. Les outils vibrotactiles, la fabrication numérique, la programmation, la vidéo et le son rendent possible ou augmentent la connexion sociale entre celleux qui participent à ses œuvres. Mais ce n’est jamais ce qui saute aux yeux en premier. Elle n’interroge pas les technologies : elle s’en sert pour partager, tisser des liens et inclure.

Dans l’approche de Salima, la présence est mobilisée par une expérience esthétique corporelle, moins souvent mise en évidence dans les lieux d’exposition. Cela l’amène à créer des points d’entrée pour tou·te·s, peu importe leurs facilités ou limitations physiques. Elle précise que le sentiment d’appartenance aux lieux de l’art peut s’avérer difficile à transmettre puisque le visiteur ou la visiteuse se doit d’avoir un certain niveau de connaissances pour comprendre les œuvres et les apprécier. En réponse, sa pratique se veut accessible, légitimant une expérience subjective de ses œuvres.

À la fin de notre conversation, Salima Punjani m’informe qu’elle nous offrira encore une fois le cadeau de son travail artistique cet hiver 2024 dans le cadre de l’exposition De la vie au lit, à la Galerie de l’UQAM. 

Photo : Sara Hini