S’il est une image qui vient en tête en découvrant le travail de Stéphane Gilot, c’est bien celle du rhizome. Transversale, tentaculaire, nomade, la pratique de l’artiste belge établi à Montréal depuis 1996 se déploie en un riche système de ramifications qui lie installation, dessin, architecture, performance, vidéo et littérature.


Nombre de ses œuvres échappent à la classification par médium, résultant de sa curiosité insatiable et de son habileté à puiser aussi bien dans le répertoire des Anciens que dans celui du théâtre absurde. Au-delà de leur forme, ce qui définit chacune de ses œuvres, c’est la réflexion qu’elles proposent sur l’espace. Lorsqu’il découvre les maîtres flamands comme Van Eyck et Brueghel, naît chez le jeune Gilot cette fascination pour l’espace. Déjà adepte de LEGO et de maquettes, l’enfant est captivé par la représentation de la perspective dans ces tableaux. Il commence dès lors à explorer le lien singulier entre la 2D et la 3D, ainsi que le passage de l’architecture conceptuelle à l’architecture matérielle.

Photo : Katya Konioukhova


Parmi les projets phares de l’artiste, La Cité performative (2010, Optica) et MULTIVERSITÉ/Métacampus (2012, Galerie de l’Université du Québec à Montréal [UQAM]) sont deux installations à grande échelle composées d’un archipel de maquettes. Ces utopies architecturales abordent deux institutions : la ville et l’université. Dans les aquarelles préliminaires du corpus Métacampus, réalisées en amont des maquettes de MULTIVERSITÉ, le parallèle avec l’architecture de papier des années 1960-1970 est perceptible. La pratique de Gilot, en effet, est ancrée dans la recherche : s’intéressant à l’idéologie et à la politique de l’espace, l’artiste s’inspire aussi bien du Bauhaus que du Superstudio, d’Archigram et de Cedric Price. Comme ces architectes iconiques de l’imaginaire, Gilot souhaite bousculer les protocoles et les règles qui réduisent trop souvent cette discipline à des corridors beiges et bruns. À la manière de poupées russes, La Cité performative et MULTIVERSITÉ/Métacampus renferment plusieurs mondes et cachent des écrans minuscules sur lesquels sont projetés les vidéos de performances de différent·e·s artistes. Ces vidéos renversent la fonction attendue de la maquette : ici, les performances, et donc l’activation du dispositif, précèdent sa mise en exposition, à l’inverse de la maquette, qui représente traditionnellement une architecture à venir – et, conséquemment, son usage futur. Comme le souligne Marie-Ève Beaupré dans Mondes modèles, « [l]a présence médiatique des intervenants anime le lieu et permet une part d’impondérable qui déjoue ce que l’emploi de la maquette pourrait receler de factice ou de commémoratif »1. En effet, les vidéos de performances rendent vivantes ces œuvres, et de ce fait l’architecture, afin d’activer la réflexion sur les enjeux politiques, sociaux et culturels qui sous-tendent ces institutions. Ainsi, dans l’aquarelle Multiversité (barrage), on devine une traînée de petits points rouges, souvenir du printemps militant pendant lequel l’artiste était en résidence à la Galerie de l’UQAM. Entre le proche et le lointain, l’utopie et le matériel, Gilot propose un univers de possibles.

L’architecture vivante créée par l’artiste génère des espaces habitables qui prennent tout leur sens lorsque des performeur·euse·s les activent. Gilot considère même les performeur·euse·s comme des habitant·e·s qui occupent, animent et transforment l’espace à leur manière. La relation entre l’artiste et les performeur·euse·s est fondée à la fois sur la confiance et la prise de risque. En effet, plutôt que d’imposer une partition, Gilot laisse la place aux performeur·euse·s pour redécouvrir ses propres œuvres par le prisme d’autres disciplines, notamment la gymnastique, comme ce fut le cas dans Le Gymnase, un des quatre « chapitres » du Catalogue des futurs (Musée d’art de Joliette, 2016). La pratique interdisciplinaire de Gilot, résolument vivante et incarnée, vise à créer des liens : entre différents arts, domaines et individus.

Photos : Katya Konioukhova

Cette approche fédératrice se manifeste également dans la place que l’artiste accorde aux spectateur·rice·s. Reconnaissant leur agentivité, il ne force jamais la participation et offre plutôt un éventail de choix allant de l’observation à la prise de risque. Dans Libre arbitre (2001, Musée d’art contemporain de Montréal), un pont-escalier-tour d’observation rouge vif construit à l’échelle 1:1 invitait les personnes visitant l’exposition à traverser la salle soit en empruntant le pont, soit en le contournant. La première option a demandé quelques ajustements, car certain·e·s agent·e·s de sécurité interdisaient que l’on emprunte le pont, les normes muséales proscrivant habituellement tout contact avec les œuvres. Cette anecdote illustre le plaisir que prend Gilot à défier les règles du jeu, les conventions et l’ordre établi. Le penchant ludique de sa pratique se révèle non seulement dans l’humour de ses titres de maquettes, comme le Pavillon de réorganisation des sens ou L’effet Humpty Dumpty, mais aussi dans la place accordée au jeu dans certaines œuvres. Une partie de jeu de drapeau a même été jouée par une trentaine de personnes dans Libre arbitre, avant l’inauguration de l’exposition : filmée par les caméras de sécurité, elle fut projetée dans l’installation une fois l’exposition ouverte. Courir dans les salles d’un musée relève du fantasme pour bien des gens ; Gilot, lui, a transformé cette utopie en réalité, le temps d’une partie de drapeau.

Au-delà de ses installations, qui convient à la fois le minuscule et le colossal, le dessin occupe une place centrale dans la pratique de l’artiste. Dans L’atlas des possibles (2022-2023, Montréal et Liège), Gilot rassemble 250 petits dessins qu’il réunit sur des planches et organise hors chronologie, « ce qui favorise les jeux de rencontres heureuses et non planifiées »2. Croquis annotés de maquettes, aquarelles de voyage, études de couleurs et de motifs, on reconnaît ici l’approche rhizomatique de l’artiste : agile, multiple et en perpétuelle mutation. À travers ses œuvres qui sollicitent le passé par leurs références, activent le présent par leurs performances et annoncent le futur par leurs spéculations, Gilot est maître dans la connexion de différents univers et temporalités.

 

Photo : Katya Konioukhova

1 Marie-Ève Beaupré, « Penser le monde sous la forme de l’écume », dans Louise Déry et Anne Eschapasse (dir.), Stéphane Gilot. Mondes modèles/Model Worlds (Montréal : Galerie de l’UQAM/Musée national des beaux-arts du Québec, 2012), p. 59.

2 Stéphane Gilot, « L’atlas des possibles. The Atlas of possible », s. d., stephanegilot.com/pages/latlas-des-possibles-the-atlas-of-possible.