J’ai rencontré Stéphanie Auger un été, alors que nous étions toutes les deux médiatrices culturelles au Symposium international d’art contemporain de Baie-Saint-Paul. Entre les montagnes et le fleuve, puis entre la cueillette et la baignade, j’ai appris à la connaître en étant tout d’abord témoin de son rapport avec la nature, d’autant plus dans une région où celle-ci est particulièrement majestueuse. Depuis, à mes yeux, la relation de proximité personnelle qu’elle entretient avec le territoire s’entrelace avec sa pratique artistique – dans laquelle la transformation de matières végétales et minérales occupe une place importante – pour constituer un tout. Une forme de vie et une démarche artistique qui évoluent simultanément.

Alors que j’entame la discussion avec Auger à propos de cet article, l’exposition Champ liminal à laquelle nous avons collaboré – présentée à Espace Parenthèses dans le cadre de la Manif d’art 10 – vient de prendre fin. J’ai toujours été fascinée par les techniques de fabrication expérimentale de peinture qu’elle développe et les façons dont elle actualise des savoir-faire artisanaux dans des œuvres minimalistes. L’exposition invitait à interroger notre perception du futur à l’ère de la crise écologique en redéfinissant notre rapport au monde (non) vivant. Pour cette occasion, Auger a travaillé pendant près de deux ans sur Linéaments, une installation in situ – la notion de spécificité à l’espace étant une caractéristique centrale de sa pratique. Dans le processus de réalisation, l’artiste s’est procuré sur le marché des morceaux de graphites bruts qu’elle a concassés, et une poudre plus fine de cette matière, transformée en industrie. Elle a broyé ces substances ensemble dans un liant pour créer une gouache qu’elle qualifie de surchargée de pigments. Le mélange fait main a été ensuite appliqué sur de larges feuilles de papier de soie qu’elle a découpées de manière intuitive. En ont résulté quatre bandes de formes organiques de sept mètres de long sur un mètre de large – qui rappellent les lignes d’un dessin ou celles d’un paysage – déposées sur de hauts tréteaux de bois. Cette élévation des papiers offre plusieurs points de vue sur les jeux de textures entre le graphite et la surface peinte. D’un côté, la matière, plutôt translucide, laisse passer la lumière et dévoile les coups de pinceau ; de l’autre, la gouache est dense et opaque, mais d’une apparence brillante ou mate selon l’angle d’observation. Auger nous immerge dans la matière minérale. Elle démontre le potentiel textural et colorant de cette roche maintenant transformée en installation monumentale.

Photo : Renaud Lafrenière

Plusieurs années de recherche mènent à cette œuvre dans laquelle l’ensemble des acquis de l’artiste est réuni. C’est pendant ses études au baccalauréat en arts visuels et médiatiques à l’Université Laval qu’Auger a développé une pratique sculpturale basée sur l’utilisation de différents papiers ainsi que de matériaux d’accrochages simples et réutilisables. La matérialité de ses plans colorés, conçus pour structurer les lieux qu’ils investissent, présente une dualité entre la fragilité de leurs compositions et leurs tailles de grand format, ce qui stimule l’artiste. Certes, ayant une mère conservatrice et un père libraire de livres anciens, elle a grandi au contact d’outils de conservation qui lui ont procuré des savoirs importants sur les caractéristiques de divers papiers ainsi que des techniques adéquates pour les entretenir. À partir de ces expériences, Auger a enrichi sa démarche de manière autodidacte, en développant ses connaissances sur la fabrication artisanale de peinture, avec des sources provenant autant de références historiques que produites par des amateurs et des amatrices. Notant méticuleusement ses découvertes dans ses cahiers, sa recherche sur la potentialité de la couleur comme matière est continuellement approfondie. Ses dernières résidences de recherche ont été des moments charnières lors desquels elle a exploré, par le biais de l’échantillonnage, de multiples teintes et finis dans le but de complexifier les effets perceptifs de ses œuvres.

Vue de l’atelier de Stéphanie Auger au centre de production en art actuel TOUTTOUT (2022). Photo : Renaud Lafrenière
Vue de l’atelier de Stéphanie Auger au centre de production en art actuel TOUTTOUT (2022). Photo : Renaud Lafrenière

L’une de ses résidences marquantes s’est déroulée en duo avec l’artiste Vanessa Locatelli en Irlande en 2018 à Interface Residency. Ses intérêts personnels pour la cueillette et l’exploration du territoire se sont liés à ses préoccupations artistiques. Dans la région du Connemara, les artistes ont récolté de l’ajonc, des fleurs jaunes à l’odeur de noix de coco poussant dans des buissons épineux au printemps. En prenant uniquement les boutons de cette plante envahissante, Auger et Locatelli ont teint de larges morceaux de tissu de coton, qu’elles ont déposés par la suite dans la Inagh Valley, endroit accessible par la randonnée. L’intervention était l’occasion pour elles de redonner à cette plante locale sa puissance, dans un environnement où elle fait partie du quotidien des fermières et des fermiers du coin. Cette expérience l’a habitée et, depuis, Auger intègre à sa démarche une réflexion sur le choix des matières qu’elle travaille, dont l’identification des éléments qui les composent et leurs provenances sont des notions fondamentales. Lorsqu’elle fabrique des peintures artisanales, dont les pigments sont faits de minéraux et de végétaux recueillis à la main, elle s’assure que ses recettes soient compo­sées entièrement d’éléments naturels, sans produits toxiques ou synthétiques ajoutés, et que ces derniers soient récoltés de manière éthique. L’expertise qu’elle cumule dans ce champ de connaissances ouvre de nouvelles avenues riches à sa pratique puisque ses idées ne sont plus restreintes par ce qui est vendu sur le marché. Si elle décide d’utiliser des matières fabriquées en labo­ratoire ou en industrie – des décisions majoritairement soutenues par la volonté de réaliser une œuvre exigeant une couleur ou une taille spécifique –, elle ajuste néanmoins ses techniques afin de réduire son impact environnemental.

Plus récemment, l’artiste s’est intéressée – lors d’une résidence à BPS22 au Musée d’art de la Province de Hainaut, en Belgique – à la capacité d’une matière minérale à raconter une situation économique et sociale spécifique à son lieu géographique d’appartenance. Au printemps dernier, Auger a passé trois mois à découvrir l’histoire de l’exploitation industrielle de Charleroi, à travers le charbon, matière abondante dans la région. La ville s’est établie comme un acteur important de la révolution industrielle du XIXe siècle par le biais de son exploitation du charbon, qui a contribué significativement à l’expansion du pays comme puissance coloniale mondiale. Le paysage urbain contemporain de Charleroi est toujours marqué par ce passé, notamment par la présence de terrils et de mines abandonnées. L’artiste a ainsi arpenté le territoire et cueilli des résidus de charbon dans l’intention d’étudier les nuances de gris et de noir de cette matière. Dans une perspective de récolte éthique, les morceaux récupérés étaient des roches déjà extraites du sol faisant partie de tas de déchets miniers, jetés à différentes époques. Auger a broyé grossièrement un kilo de charbon pur, trouvé sur ces sites, dans le but de révéler sa brillance par le grain. La gouache qui en a résulté a été étalée sur un papier cristal, pour créer un plan noir monochrome volumineux. Suspendu et installé à l’horizontale, dans l’une des mezzanines de la verrière du musée à l’occasion d’une restitution de sa résidence, le papier en tension se contractait à la fraîcheur et se détendait à la chaleur ambiante. Cela avait comme effet de changer l’apparence de l’œuvre selon l’heure et la température de la journée. Malgré la magnificence du noir texturé du charbon, cette installation aborde l’héritage de l’ère industrielle et les conséquences de cette exploitation nocive à l’égard des êtres (non) humains.

Lorsqu’elle n’est pas en résidence, Auger vit à Chicoutimi, au Saguenay. Elle occupe un studio dans l’atelier collectif du Centre de production en art actuel TOUTTOUT, une infrastructure lui donnant accès à des équipements spécialisés et variés. Elle y poursuit ses recherches expérimentales de production de couleurs exigeant une précision exceptionnelle qui frôle parfois l’obsession. Comme un acte de résistance aux impératifs du système capitaliste reposant sur la rentabilisation du rapport temps-productivité, elle désapprend continuellement les mécanismes de production contemporains et présente des méthodes subversives. Malgré les défis que cette approche lui impose, l’artiste maintient son engagement envers le développement d’une démarche éthique et écoresponsable. Dans cet esprit de décroissance, son processus de création, en phase avec ses valeurs personnelles, inspire à un mode de vie ancré dans une lenteur plus près de celle du monde naturel.

Photo : Renaud Lafrenière
Vue de l’atelier de Stéphanie Auger au centre de production en art actuel TOUTTOUT (2022). Photo : Renaud Lafrenière