Depuis qu’elle a obtenu le prestigieux Prix Sobey pour les arts en 2017, l’artiste mi’kmaw (L’nu)1 Ursula Johnson bénéficie d’une grande visibilité. Diplômée du Nova Scotia College of Art and Design en 2006, elle a participé à plusieurs expositions à l’étranger et à travers le pays. Au Québec, ses œuvres ont été présentées à VIVA ! Art Action (2017), à la SBC Galerie d’art contemporain (2018) et ce printemps à Art Mûr dans le cadre de Land Back, la 6e édition de la Biennale d’art contemporain autochtone. Pour sa 10e édition, la Biennale nationale de sculpture contemporaine (BNSC) de Trois-Rivières2 présente une œuvre inédite de Johnson à l’Atelier Silex. Avec sa conjointe Angella Parsons, elle forme le duo KINUK. J’ai eu le privilège d’échanger avec cette artiste originaire de la Nation Eskasoni d’Unama’ki (île du Cap-Breton, N.-É.) afin de brosser un portrait de sa pratique artistique aux multiples facettes dont les œuvres se déploient sous différentes formes, évitant ainsi toutes tentatives de catégorisation.

Ma première expérimentation d’une œuvre de Johnson remonte à l’exposition Àbadakone | Feu continuel Continuous Fire présentée au Musée des beaux-arts du Canada. Au centre de l’espace, une installation tirée de la série Grande galerie muséologique (2014) composée de socles de bouleau coiffés de vitrines en acrylique. Sur chacune des vitrines est gravé au jet de sable le dessin d’une vannerie traditionnelle conçue par Caroline Gould, artiste et arrière-grand-mère de Johnson. Des indications en mi’kmaw accompagnent l’objet soigneusement disséqué et dictent les actions nécessaires à sa confection. Malgré l’absence des corps (celui de Johnson et celui de Gould) et l’incapacité pour un public allochtone de décoder les inscriptions sur les vitrines, l’aspect performatif du travail demeure palpable à travers la mémoire de l’artefact gravé dans la matière. Pour Johnson, langage et action sont inextricablement liés, car ils portent en eux une histoire, des connaissances, une procédure à suivre qui sont autant d’éléments cruciaux dans la pérennisation des savoirs et de la culture.

Photo : Matti Aikio
Photo : Matti Aikio

Photo : Steve Farmer. Courtoisie de l’artiste et de la Saint Mary’s University Art Gallery


Cette installation combinée à une performance et une salle d’archives composent l’exposition protéiforme Mi’kwite’tmn3. D’abord présentée à Halifax en 2014, elle circule ensuite dans six autres provinces canadiennes jusqu’en 2018. Dans le cadre de sa performance, Johnson s’installe sur le cheval de rasage que son grand-père lui a légué4 et travaille le tronc d’un frêne quatre jours par semaine pendant huit heures consécutives. Au public avide de comprendre ce que fait l’artiste, Johnson répond : « I’m processing (Je traite) », dans le but d’ouvrir une réflexion sur la perte, l’incapacité et le travail manuel. À travers cette mise à l’épreuve du corps, Johnson produit ce qu’elle nomme des néo-artefacts. Elle accorde donc à ces rebuts jonchant le sol une valeur historique et culturelle, interrogeant ainsi les critères qui déterminent ce qu’est un artefact et ce que signifie la notion de consensus. L’outil de menuiserie et les néo-artefacts soigneusement conservés sont repris dans l’installation Lukwaqn / Elukwet / Amalukwet / Nata’lukwet / Elukwek / Amalukwek / Nata’lukwek5 (2022), présentée dans le cadre de la BNSC. Ces éléments sont réactivés par un dialogue qui se déroule non plus entre l’artiste et le public, mais entre l’artiste et son grand-père. L’éclairage feutré de la boîte noire crée un espace intimiste propice à la confidence. Une trame sonore à deux canaux reconstruit un impossible échange entre Johnson et son grand-père décédé subitement avant la pandémie. Les propos de son aîné proviennent d’un entretien enregistré cinq ans plus tôt et portent sur le travail du bois. Cette rencontre improbable traverse le temps et l’espace et reconstruit une conversation tant espérée par l’artiste. Il s’agit là d’une autre œuvre commémorative où la communication est maintenue malgré l’absence d’un des interlocuteurs. Cette transmission des savoirs ne passe plus par les corps en action, mais par la mémoire ravivée par les voix, les néo-artefacts et l’outil de son grand-père. De nouveau, le public est invité à réfléchir au rôle de l’institution, de l’archive, de la perte et du deuil, mais aussi à l’espace de vulnérabilité auquel donne accès Johnson à travers ce récit personnel. Bien que la performance et l’installation soient privilégiées par l’artiste, les formes que prennent ses créations varient selon les conversations qu’elle souhaite engager et avec qui.

Photo : Steve Farmer Courtoisie de l’artiste et de la Saint Mary’s University Art Gallery
Photo : Steve Farmer. Courtoisie de l’artiste et de la Saint Mary’s University Art Gallery
Ursula Johnson, Museological Grand Hall (2014)
Ursula Johnson, Museological Grand Hall (2014) Présentée dans de cadre de l’exposition Mi’kwite’tmn (Do You Remember), Saint Mary’s University Art Gallery. Photo : Steve Farmer. Courtoisie de l’artiste et de la Saint Mary’s University Art Gallery

À Venise pour un projet de recherche non lié à sa pratique, Johnson profite de ce passage pour penser de nouvelles œuvres comme cette performance dans la rotonde de la basilique Santa Maria della Salute. Confinée dans son appartement à son arrivée à Venise en raison de la COVID-19, Johnson a beaucoup réfléchi aux impacts sociaux, personnels et professionnels de la pandémie. Elle a aussi suivi les cérémonies qui ont eu lieu au printemps lors des rencontres entre les communautés autochtones, dont la sienne, et le pape François. Élevée dans une famille catholique, Johnson explique que depuis le baptême du Chef Membertou en 1610, les Mi’kmaq adoptent la religion catholique qui valorise les femmes de la Sainte Famille, ce qui fait écho aux valeurs matriarcales de la Nation. Bien qu’elle ne pratique plus, Johnson souhaitait faire une offrande en réponse à cette démarche réparatrice et aux membres de sa famille qui ont survécu aux pensionnats autochtones.

Lors de notre entretien, elle tentait d’obtenir l’autorisation de performer au centre de la rotonde, espace interdit de passage en raison de la trop grande fragilité du plancher. Elle pourrait ainsi faire face au chœur où se trouve une des rares icônes byzantines du XIVe siècle représentant une Vierge à l’enfant aussi connue sous le nom de la Vierge noire. L’artiste souhaite ainsi ouvrir un espace de dialogue sur le consensus qui mena au blanchiment des figures saintes à travers l’histoire. Elle me confiait vouloir interpréter en mi’kmaw un chant chrétien populaire traduit en plusieurs langues. Pour Johnson, le chant possède des vertus qui apaisent le corps et l’esprit. Cette offrande faite à la Vierge sera captée puis transposée en une installation sonore présentée cet été au Central Art Garage d’Ottawa dans un espace spécialement conçu pour cette nouvelle production. Ce processus créatif est emblématique de la méthode de travail de l’artiste qui s’ancre dans une réflexion suscitée par des enjeux sociaux et politiques actuels qui touchent des considérations personnelles. Cette rencontre permet ensuite au corps agissant d’entrer en dialogue avec l’histoire d’un lieu spécifique et avec les gens qui le visitent. Et c’est là que réside toute la force du travail de Johnson. Ses œuvres sont interreliées telle une constellation et requièrent l’implication de la personne qui cherche à en saisir toutes les références. Redoutable conteuse, Ursula Johnson parvient avec agilité à transmettre toute l’oralité et la charge narrative contenues dans ses œuvres, ce que l’écrit ne saurait que bien injustement traduire. 

1  Le nom L’nu est utilisé par les Mi’kmaq pour se définir eux-mêmes. L’artiste explique la distinction en ces termes : « Mi’kmaq is the political name, L’nu is the name for ourselves. »

2  La 10e édition de la BNSC, Marche Démarche Manœuvre, est présentée jusqu’au 9 septembre 2022 inclusivement (www.bnsc.ca).

3  Selon l’intonation utilisée, « Mi’kwite’tmn » qu’on prononce « Mih-gwih-DAY-duh-min », peut se traduire sous forme de question : « Vous souvenez-vous ? », ou d’une injonction : « Souvenez-vous. » (mikwitetmn.ca).

4  Ne pouvant plus se servir de son outil de travail à la suite d’une amputation, le grand-père de Johnson le modifie et l’ajuste aux proportions de l’artiste pour qu’elle puisse l’utiliser et le transporter avec elle.

Travailler / iel travaille / iel travaille par plaisir / iel travaille de manière novatrice / nous travaillons / nous travaillons par plaisir / nous travaillons de manière novatrice (https://www.bnsc.ca/7447-ursula_johnson).