Vicky Sabourin photographie, dessine, tisse du feutre à l’aiguille, coud, carde, brosse, peint à l’aquarelle, sculpte l’argile, façonne des objets en céramique et en porcelaine, se costume, joue, mime, monte des installations, scénographie. Elle découpe, fouille, classifie, collectionne, ordonne, reconstitue. Et par cet éventail de médiums et de stratégies, Sabourin raconte.

Un temps attirée par des études de vétérinaire puis de théâtre, elle a combiné ses premières amours (dont on peut palper les traces) en choisissant les arts visuels, propices à cette multidisciplinarité nourrie d’une éclectique mythologie de contes, légendes, faits historiques et drames familiaux. Secouée par des deuils répétitifs, des inquiétudes environnementales ou des faits sociohistoriques, elle raconte ce qui la fragilise, ce qui engendre des remises en question. Ses œuvres s’adressent au corps dans son entièreté (seul sens à ne pas encore avoir été sollicité : le goût). Le récit se fait paradigme d’un travail qui oscille entre mémoire et fiction, donnant à expérimenter des espaces-temps par reconstitutions fantasmées. Comme Sophie Calle, qui observe un rapport sensible entre écriture et forme plastique, de même qu’elle scénographie des réalités réinterprétées sur un mode parfois fictif, Sabourin propose des installations immersives et performatives qui nous laissent songeurs, bousculés, interrogateurs ; perplexité renforcée par cette alchimie liant éléments naturels et artificiels. La confusion se densifie devant tant d’éléments narratifs détournés, d’artefacts, de paysages et d’animaux apparemment naturels mais réellement fabriqués par l’artiste1. La mise en scène de ses récits flirte parfois avec le musée d’histoire naturelle et révèle un tissage liant l’humain à la nature, l’organique, l’animal.

Parmi les œuvres présentées d’est en ouest au Canada, voici quelques repères. Une part des récits de Sabourin prend racine dans des événements touchant de près sa famille. Chez CIRCA (2013), elle met en espace Alchimie Boréale, les ermites, installation au cœur de laquelle elle performe durant vingt-cinq jours : interprétation d’après une histoire racontée par son père à propos d’ermites terrés en forêt pour éviter la conscription. Sabourin y met en scène une multitude de spécimens naturels et fabriqués : champignons, mousse véritable et artificielle, terre, branches, souris en laine feutrée, roches, arbres, feuilles mortes réelles et imprimées… Son protocole de travail établi l’amène à passer de l’étude de terrain à l’échantillonnage, l’archivage, la reproduction de fac-similés. Tout au long de cette performance, elle pose les gestes symboliques de ce récit, palpe la solitude des ermites, tient un journal de son quotidien. Pour la Manif d’art de Québec (2017), elle met en scène dans l’installation Lac caché – récit qui porte sur une noyade, aussi racontée par son père, qui eut lieu près du chalet familial lorsqu’un bateau de pêche a chaviré. Cet épisode inspire une installation/performance au caractère des plus troublants et intimes. Reconstitution, de même, pour Colts Raisin (2019) : cabinet de curiosités livrant l’atmosphère de la maison où son oncle s’est longtemps terré. Ayant récupéré nombre d’objets à sa mort, l’artiste raconte cette vie d’un orphelin de Duplessis, mettant en scène des objets incongrus, symboliques, explorant la dualité face au deuil.

gauche : Vicky Sabourin, Lys blanc (Simone) (2021-2022) et Le Lys noir (Robert) (2022) Oeuvres textiles, linceuls parfumés. Présentées au MAJ Travail en cours. Photo : Justine Latour. droite : Vicky Sabourin, Portraits Abstraits et Le Lys de ta peau (détail) (2022). Présentées au MAJ. Photo : Justine Latour

Vicky Sabourin, Vases et fleurs mortes (2021-2022) Porcelaine Travail en cours Photo : Justine Latour
Vicky Sabourin, Vases et fleurs mortes (2021-2022) Porcelaine. Travail en cours. Photo : Justine Latour
Vicky Sabourin, Silhouette, Le Lys de ta peau (2021-2022) Porcelaine émaillée Présentée au MAJ Photo : Justine Latour
Vicky Sabourin, Silhouette, Le Lys de ta peau (2021-2022) Porcelaine émaillée. Présentée au MAJ. Photo : Justine Latour

gauche : Vicky Sabourin, Vases et fleurs mortes (2021-2022) Porcelaine Travail en cours. Photo : Justine Latour. droite : Vicky Sabourin, Silhouette, Le Lys de ta peau (2021-2022) Porcelaine émaillée. Présentée au MAJ. Photo : Justine Latour.

Ainsi ce parti pris pour la porcelaine aux qualités antagonistes (fragilité et dureté : en référence à son propre état de fragilité face au deuil et tout à la fois de solide résilience). L’artiste approfondit son intérêt pour l’olfactif, déjà perceptible en d’autres œuvres (ici odeurs de nicotine, d’urine…). Mais c’est dans son dernier opus que l’olfactif irradie : en 2021-2022 au Musée d’art de Joliette se déroulent Ce que les lys odorants tentent de camoufler puis Le lys de ta peau. Plongeant au cœur de l’intimité de son oncle et de sa grand-mère (également récemment décédée), Sabourin tente de se réconcilier avec son patrimoine génétique et affectif, reproduisant les effluves intrinsèques de leur existence. Au centre du corpus, une proposition atypique : un coffret que les visiteurs du musée peuvent emprunter. Cette memento box recèle des objets signifiants emballés et odorants (fioles, aérosol, cartes à jouer, photographie, bol en porcelaine, signet, cigare, allumettes, dessin) et est accompagnée d’un recueil de textes aussi sensibles que puissants (La mèche de cheveux et les fleurs, 2021), composé de récits des deuils vécus. Des textiles et céramiques installés au musée émanent les odeurs associées aux défunts : jasmin, lilas, cigare, sueur, semelles, ail… effluves agréables, répulsifs. En interaction avec les visiteurs, l’artiste en performance porte sur la peau ces odeurs que l’on peut venir respirer en s’approchant d’elle, met en place un système de conversations téléphoniques avec des personnes désireuses de parler de ce que leur rappellent certaines odeurs.

Vicky Sabourin, Coffret olfactif à emprunter (détail) (2022) De l'exposition Ce que les lys odorants tentent de camoufler Musée d'art de Joliette (2021-2022) Photo : Vicky Sabourin
Vicky Sabourin, Coffret olfactif à emprunter (détail) (2022) De l’exposition Ce que les lys odorants tentent de camoufler, Musée d’art de Joliette (2021-2022). Photo : Vicky Sabourin

Les récits orchestrés par Sabourin ne sont pas tous familiaux. Inspirée par des œuvres documentaires ou fictives, elle nous transplante encore en d’autres lieux, d’autres temps. Ainsi, Does it hurt you to hunt it (2014) figure le récit d’un épisode dans le Midwest américain lors de la crise économique des années 1930 : sécheresse, tempêtes de sable, invasions de lièvres causées par le défrichage excessif. Inspirée du roman Les Raisins de la colère (1939) de John Steinbeck, de photographies de Dorothea Lange et d’un documentaire de Ken Burns, l’artiste met en scène une installation et une performance collective (un campement provisoire, et une chasse aux lièvres). Pour l’installation performative Warmblood (présentée dans plusieurs lieux au Canada entre 2014 et 2018), les points de départ sont un essai de Bruno Bettelheim (The Uses of Enchantment, 1976), un roman de Steinbeck (The Red Pony, 1933) et un autre de S. C. Gwynne (Empire of the Summer Moon, 2011) – ce dernier met en cause la guerre entre Texans et Comanches, et relate l’obligation d’un Autochtone d’éventrer son cheval pour s’y dissimuler, sacrifiant son compagnon au bénéfice de sa propre survie. En résultent les interrogations sur la relation de contrôle, de pouvoir entre humains et animaux, sur la dichotomie entre vulnérabilité et force, sur l’imprévisibilité d’animaux tant civilisés que sauvages. Pour Warmblood, l’artiste se glisse elle-même dans le ventre de l’animal qu’elle a fabriqué (tissage de feutre à l’aiguille) pendant quatre mois, douze heures par jour.

S’inquiétant de l’extinction de certaines espèces de la faune et de la flore, l’artiste crée plusieurs œuvres sur la fauconnerie (Devenir invisible, présentée pour la première fois à Eastern Edge, St John’s, 2016) et sur la contrebande. Elle compose un cabinet de curiosités pour Ad Mare (Îles-de-la-Madeleine, 2021), s’intéressant à l’écosystème de l’île : Sugar Cakes est inspiré de spécimens du patrimoine naturel confisqués aux douanes des aéroports. Elle cerne ici sa propre obsession de collectionneuse, mimant des stratégies de contrebande, se confectionnant des vêtements qui lui permettent de cacher ses pièces de collection en céramique, des minéraux, os et coquillages glanés sur les rives (et exposés ensuite en vitrine à l’aéroport même) où elle performe. La boucle se referme. La circularité est certes un dénominateur commun au processus créatif de Sabourin : régénérer le réel par le fictif, se nourrir de l’interaction avec le public pour laisser percer son intimité, permettre au paysage de ses deuils de transcender ceux des visiteurs et des lecteurs, toutes ces étapes étant menées avec une grande adresse, une sensibilité hors du commun. 

1  Champignons de porcelaine, coquillages de céramique, crottes de souris en or, animaux tissés : lièvres, souris, chat sauvage, renards, coyote, mouffette, pigeons…