Violette Dionne. Les clés de l’Enfer
Cocyte inc. : quelle étrange compagnie a bien pu choisir un nom aussi peu rassurant pour ses éventuels clients ? Moins connu que d’autres fleuves des Enfers, le Cocyte n’en est pas plus charmant pour autant. Dans la mythologie gréco-romaine, les âmes des morts privés de sépulture errent sur ses rives en attendant d’être envoyées soit vers les Champs-Élysées, soit vers le Tartare.
Et pourtant, Cocyte atteste de l’existence d’une compagnie dûment incorporée, comme en fait foi la sculpture de Violette Dionne intitulée Mouvement syndical. Le nom COCYTE s’étale en lettres capitales sur la partie verticale d’une croix et INC. a pris la place qui est normalement occupée par INRI. Double syncrétisme donc, en quelque sorte, puisque l’artiste, non contente de faire fusionner christianisme et paganisme, mélange le social avec le religieux. Je vais tenter de trouver quelques clés pour entrer dans cette exposition des œuvres nouvelles de la céramiste, mais ce sera, malgré tout, à chacun des visiteurs de se forger les siennes.
Des clés
Par chance, Violette Dionne elle-même propose complaisamment une piste en intitulant une de ses sculptures Figure à la clef. Il s’agit effectivement d’une figure, c’est-à-dire d’une forme tridimensionnelle qui représente un corps de femme, mais dont la tête est remplacée par une manette que cet être bionique semble vouloir tourner pour effectuer un réglage sur lui-même. C’est donc de figuration critique qu’il est question ici. Le personnage s’appuie sur une clé à molette surdimensionnée et tient une lanterne qui rappelle celle avec laquelle Diogène cherchait en plein jour un homme à Athènes. Le spectateur se trouve devant une œuvre complexe qui, d’une part, revendique sa modernité et, d’autre part, mime l’antiquité avec une patine qui pourrait laisser croire qu’elle a été reconstituée avec des fragments trouvés par des archéologues.
Des clés assez semblables à celles qui servent à remonter les jouets mécaniques sont introduites dans plusieurs sculptures. Ainsi, dans Suite Achéron, celle qui est insérée dans le dos d’un des hommes sans visage qui se pressent au milieu de vis, de boulons et d’écrous, ne peut manquer d’attirer l’attention. Quel dieu caché – ou quel patron – manipule ce pantin ? Les personnages s’affairent à construire d’improbables monuments. Je remarque une structure qui me paraît être une potence, mais qu’un autre spectateur interprètera peut-être comme un portique, car l’ambiguïté est toujours présente dans les œuvres de Violette Dionne. Ces ouvriers ne sont que les rouages de la grande machine sociale, en l’occurrence une « machine infernale ». Alors que Charon s’apprête à les faire traverser sur sa barque, ils agissent comme s’ils ignoraient qu’ils étaient morts.
Le plus célèbre des fleuves infernaux, le Styx, par le nom duquel les dieux juraient, trouve aussi sa place dans cette thématique infernale. Dans Styx Express, un homme debout semble sur le point de frapper un homme à terre. Malgré l’humour du titre, la scène est inquiétante. Les conflits dégénèrent vite dans notre civilisation mondiale. La même scénographie – si j’ose dire – est reprise et développée dans la sculpture intitulée Tartare. Quiconque sait que le Tartare est la prison dans laquelle les mortels qui ont offensé les dieux sont soumis à des supplices perpétuels verra inévitablement dans l’agencement des figures et des objets la représentation d’une séance de torture : un bourreau s’apprête à frapper avec une sorte de pic un prisonnier qui se tord de douleur sur le sol. Un tuyau coudé qui sort du sous-sol se termine par une forme ronde qui évoque un haut-parleur. Ceci m’apparaît comme la métaphore des médias qui « font sortir » des nouvelles et révèlent des abominations qui, sans leur truchement, seraient restées cachées.
Des tuyaux
Dans ces œuvres récentes de Violette Dionne, le tuyau tient une place importante tant sur le plan formel que pour sa valeur sémantique. L’acronyme SPI, qui sert de titre à une sculpture, signifie Société des Pores (sic) Infernaux. Un homme dont la taille est bardée d’un large ceinturon métallique pose fièrement le pied sur un grand tuyau. Des documents qui auraient dû rester enfouis dans la mémoire des ordinateurs sont apparus sur le Web. La nouvelle a « transpiré ». Ces fuites sont caractéristiques de la porosité du monde actuel : c’est précisément le sens de WikiLeaks.
Dans Tuyaumachie, un homme couché par terre reçoit des informations qui lui sont transmises par un tuyau et il les diffuse au moyen d’un haut-parleur. Le jeu de mots ne parvient pas à dissimuler le sérieux du propos que contient l’œuvre. Les personnes qui se battent pour révéler des secrets d’État risquent leur vie, tout comme les toréadors, mais contrairement à ceux-ci, leurs mobiles sont uniquement altruistes. Dans la sculpture intitulée Émetteur-récepteur, le personnage qui s’agrippe à un tuyau plus grand que lui semble faire des pieds et des mains pour divulguer ce qu’il a appris.
Enfin dans Siège social, une œuvre majeure à mon avis, l’image du tuyau prend toute sa force tant sur le plan esthétique qu’en ce qui concerne sa signification métaphorique. Le personnage, d’une taille impressionnante, n’a plus que le bas du corps d’un homme. À la place de son torse, de ses bras et de sa tête se trouve un long tuyau coudé. Cet individu s’est métamorphosé pour tenir le mieux possible le rôle qu’il a choisi de jouer : celui d’informateur. Ses informations lui sont transmises par un tuyau plus petit qui sort d’un coffre d’aspect moyenâgeux. Cet être hybride mi-homme mi-tuyau me fait penser à un être hybride mythique, mi-homme mi-cheval, aussi sage que savant, le centaure Chiron qui fut le précepteur d’Achille. Les hommes, étant des animaux grégaires, ont formé des sociétés depuis les temps les plus anciens, mais ce n’est que tout récemment que l’information est devenue mondiale.
Il m’a semblé que la clé sociologique était celle qui pouvait ouvrir le plus grand nombre de portes dans l’exposition Cocyte Inc., mais la clé formaliste serait assurément utile pour expliquer la composition des sculptures qui ne sont nommées que lorsqu’elles sont achevées. Pour employer un langage philosophique, je dirais que, dans l’œuvre de Violette Dionne, l’existence précède l’essence… les sens aussi évidemment.
(1) Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport. (2007). Programme de formation de l’école québécoise : Enseignement secondaire, deuxième cycle. Québec, QC : Auteur. p. 419.
(2) Ibid.
VIOLETTE DIONNE COCYTE INC.
1700 La Poste, Montréal
Du 27 mars au 31 mai 2014