Virginie Laganière et Jean-Maxime Dufresne – Sous l’angle de l’atmosphère
La collaboration que j’entretiens avec le duo d’artistes Virginie Laganière et Jean-Maxime Dufresne remonte à Fugue urbaine, une exposition de groupe initiée par la Fonderie Darling dont j’ai assuré le commissariat en 2010. Cet événement m’a permis de me familiariser avec leur démarche artistique et de découvrir que nous partageons des affinités en matière d’art sonore, et pour les thèmes qui valorisent les études culturelles. Le duo montréalais poursuit une pratique entrelaçant les arts visuels et médiatiques tout en s’alimentant d’autres disciplines, telles que l’anthropologie, l’architecture et les études urbaines. Quoiqu’ils aient chacun une pratique individuelle, en tandem ils s’intéressent aux territoires urbanisés et leurs réalités sociales, aux transformations de l’environnement construit et naturel, ainsi qu’à différentes formes de spéculation sur le futur. Complexes, leurs expositions témoignent d’une sensibilité particulière pour la psyché humaine et des climats socio-politiques.
Le thème central de ce présent profil d’artistes a émergé à la suite de la dernière exposition monographique A.L.M.A. [Acqua, Luce, Materia, Aria] (Occurrence, 2020) de Jean-Maxime Dufresne, qui élaborait sur les atmosphères de pouvoir à Rome, et de la publication du Journal for Architecture OASE, no 91, qui s’est notamment concentré sur les liens tissés entre l’architecture et l’atmosphère. Pour les arts visuels, ce dernier concept demeure un champ encore peu développé qui ouvre pourtant sur une dimension de nature subjective et intangible de l’œuvre d’art. Ce sont les matériaux méticuleusement choisis par Laganière et Dufresne qui génèrent l’ambiance, et selon leur mise en espace ils transmettent soit des états d’esprit, des sensations ou des pistes de lecture sur le contexte d’une recherche.
Selon les éditorialistes d’OASE, Klaske Havik, Hans Teerds et Gus Tielens, l’atmosphère est inextricablement liée à une expérience spatiale singulière, et elle fusionne naturellement l’architecture, la culture, les sphères sociales et des sciences humaines. Ils renchérissent en ajoutant qu’elle engendre une interaction dynamique parmi des aspects architectoniques objectifs et des perceptions subjectives.
Les expositions de Virginie Laganière et de Jean-Maxime Dufresne ont la faculté de générer des vecteurs d’idées, de stimuler et de tenir éveillé l’imaginaire.
Dans la foulée, l’architecte finlandais Juhani Pallasmaa invite à expérimenter l’architecture au-delà de sa simple perception visuelle : il recommande de considérer l’environnement immédiat, composé d’un amalgame multisensoriel complexe, qui fait émerger de l’atmosphère générale soit un sentiment, une humeur, une ambiance, etc.2
Ancrée dans le territoire, une des caractéristiques du duo Laganière-Dufresne réside dans sa méthode in situ. Les enquêtes sur le terrain nourrissent ses productions artistiques, souvent dans le cadre de séjours en résidence à l’étranger qui font office d’incubateurs de création.
Dans le cadre de Fugue urbaine, l’installation Phantom Rides (2010) des deux artistes offre un commentaire critique sur les transitions du tissu urbain et social au moment où un secteur du quartier Griffintown à Montréal était au seuil de connaître une pleine transformation. Stationnée au centre de la rue Ottawa, une voiture des années 1980 active les imaginaires : une lisière de tapis rouge mène à l’entrée et se prolonge en moquette à l’intérieur. Avec cette touche glamour, il règne une ambiance à la fois rétro et feutrée. Les visiteurs sont conviés à s’asseoir confortablement dans la berline à l’habitacle modifié. L’éclairage intérieur tamisé concourt à créer un milieu favorable à l’écoute attentive d’un programme de pièces audio constituées de témoignages et de captations sonores de terrain traitant de la reconversion de quartiers post-industriels. L’usage de la voiture s’inspire du critique de l’architecture britannique Reyner Banham qui, en 1972, faisait l’éloge de la mobilité fluide des autoroutes de Los Angeles à bord de sa voiture dans un épisode diffusé par la chaîne télévisuelle de la BBC3.
L’imaginaire spéculatif regroupe en toile de fond plusieurs expositions du duo. Alors que le véhicule de Phantom Rides s’approprie un quartier en devenir, le cycle d’expositions Post-Olympiques (2012-2017) représente une vaste recherche qui examine la formation de narrativités, de récits et d’imaginaires issus de la puissante rhétorique des Jeux olympiques (JO). Vitrine et outils du pouvoir politique, les réalisations et les constructions architecturales autour de ces événements sportifs sont considérées par Laganière et Dufresne comme des points nodaux où convergent des mémoires, à l’intersection du présent et du futur. Au sein de ce contexte, les impacts socio-économiques sont observés par les artistes. Par exemple, dans ce corpus une photographie de la série de 2017 présente une installation de saut à ski qui a servi pour les JO d’hiver à Sarajevo (1984) : cette structure, vétuste et abandonnée, est reconvertie en objet de résistance qui accueille des graffitis. Le grand format imprimé à l’échelle humaine accentue la présence du site et semble chercher à intégrer le visiteur. La gentrification fait également partie des sujets abordés. Une sculpture qui arbore le motif imprimé asanoha-monune, couramment utilisé dans la culture japonaise, fait directement référence à la démolition de l’iconique hôtel moderniste Okura à l’orée des JO d’été de Tokyo – avant qu’ils ne soient annulés en raison de la pandémie. Ce motif concret, élément décoratif présent dans l’ascenseur dudit hôtel, confère une expérience affective à l’œuvre qui souligne la disparition de savoirs ancestraux.
Les détails participent subtilement non seulement à transmettre une culture, mais aussi à peaufiner et transposer une ambiance. Dans le cas de l’exposition solo de Laganière Le Prisme (OPTICA, centre d’art contemporain, 2018), une légère brume parfumée s’échappe d’un socle. Étudiant l’architecture des colonies marines et des sanatoriums récupérés par le fascisme en Italie, le dispositif olfactif évoque l’air marin qui était employé pour traiter les enfants malades dans les colonies italiennes en raison de ses vertus thérapeutiques.
Tandis que le sens de l’odorat est explicitement sollicité dans Le Prisme, une sensation englobante de l’espace est transposée dans Normal Times. La vie minérale (Œil de Poisson, 2018). À cet égard, le duo a investi la galerie après une résidence en Finlande au Helsinki International Artist Programme. Cette exposition, qui traite des multi-usages d’espaces souterrains, creusés à même le roc, propose un environnement immersif qui fait écho au caractère enveloppant des œuvres. La scénographie offre un parcours labyrinthique qui introduit divers motifs de parois de cavité souterraine imprimés sur support de vinyle électrostatique et de polyester. Au sein d’une atmosphère hors du temps, les installations vidéo présentent des protagonistes qui activent des abris souterrains réaménagés. On y voit par exemple des musiciens qui improvisent dans ces espaces clos : non seulement ils expérimentent une acoustique particulière, mais ils partagent leur état psychologique ; déconnectés de repères temporels, ils mettent à l’épreuve leur endurance corporelle et cérébrale.
Les expositions de Virginie Laganière et de Jean-Maxime Dufresne ont la faculté de générer des vecteurs d’idées, de stimuler et de tenir éveillé l’imaginaire. Pendant qu’une myriade d’informations structurées meublent leurs expositions, l’atmosphère, elle, comme le relevait Juhani Pallasmaa, se définit comme quelque chose de non structuré4. L’architecte voit un rapport de proximité entre la lenteur et la manière dont nous expérimentons les lieux. De la sorte, un certain ralentissement est recommandé aux visiteurs de leurs expositions afin qu’ils absorbent plusieurs couches, à la fois les expériences culturelles livrées par Laganière et Dufresne, et les atmosphères des lieux.
(1) « The most powerful architectural experiences are embodied images. » Traduction libre, Juhani Pallasmaa, « Atmosphere, Compassion and Embodied Experience, A conversation about Amosphere with Juhani Pallasmaa », Journal of Architecture OASE, no 91, 2013, p. 43.
(2) Voir Klaske Havik, Hans Teerds et Gus Tielens, Idem, 2013.
(3) « Reyner Banham Loves Los Angeles », épisode de la série One Pair of Eyes, documentaire diffusé sur la chaîne télévisuelle BBC, Londres, 1972, réalisation : Julian Cooper, 52 min, son. Pour plus amples informations : Reyner Banham, Los Angeles: The Architecture of Four Ecologies, Berkeley, University of California Press, 1971.
(4) Juhani Pallasmaa, op. cit., p. 37.