Il y a dans le travail d’Anahita Norouzi une manière très habile de lier l’histoire personnelle, intime, marquée par les contingences culturelles et familiales, à une histoire collective plus vaste. Offerts à la contemplation, dépositaires de mémoires multiples, les corps – souvent le sien –, la nature, les lieux et les objets sont autant d’occasions d’examiner les mécanismes sous-jacents aux grands thèmes que sont, entre autres, l’identité et le pouvoir.

Formée en arts et design graphique à l’Université Soureh (Téhéran, Iran), puis diplômée d’une maîtrise en beaux-arts de l’Université Concordia, Anahita Norouzi nourrit depuis près de douze ans une pratique alliant performance, vidéo et installation. Les allers-retours entre son pays d’origine et Montréal sont au cœur de sa création. L’artiste met souvent ses récits personnels à contribution et son corps à l’épreuve. À titre d’exemple, le souvenir de s’être esquivée, enfant, de la maison à l’aube pour assister à une exécution publique a fourni l’amorce de Flesh Memory (2018). L’artiste, retournée sur ce même site en lisière de Téhéran, a tourné une vidéo où elle se met en scène déplaçant avec difficulté une lourde carcasse d’animal. L’œuvre se clôt sur un plan fixe où on voit la carcasse froidement suspendue à la grue d’un camion, fidèle à l’image qui avait frappé sa mémoire.

Flesh Memory (2018)
Capture de la documentation vidéo de la performance, 30 min.
Courtoisie de l’artiste

Caroline Loncol Daigneault – Votre travail semble prendre sa source, du moins sa motivation, dans votre histoire personnelle tout en débouchant immanquablement sur une histoire plus large. Comment procédez-vous? Quel rôle y joue votre propre corps?

Anahita Norouzi – En effet, mon travail s’appuie principalement sur de la matière brute. Je repère dans mon histoire personnelle des éléments significatifs qui me permettent de créer un dialogue avec un contexte historique. Ainsi, je vois la mémoire collective de l’Iran se refléter au sein de mon propre corps, ce qui m’incite à le placer au cœur de mon approche de la performance.

Je suis une enfant de la révolution et j’ai grandi en tant que femme au sein d’un régime théocratique et misogyne. En utilisant mon corps et sa matérialité, j’essaie d’incarner le psychologique à travers le physique. Le corps a une mémoire, des os, une psyché, une histoire et une géographie qui le déterminent.

La lecture-performance A Space In-Between (2017) prend la forme d’un voyage d’enquête faisant émerger des liens très directs et concrets entre votre histoire familiale et l’histoire du monde, entre l’Orient et l’Occident et entre votre ville d’adoption et celle où vous avez grandi. Quel est le fil d’Ariane?

Pour réaliser cette conférence-performance présentée à Berlin, j’ai mené des recherches autour des souvenirs nébuleux de mon père à la suite de son « séjour » à la prison de Téhéran dans les années 1970. J’ai ensuite lié ces souvenirs troués à des événements historiques et politiques qui se sont déroulés en Allemagne, ici au Canada et en Iran.

L’histoire commence en 1951 lorsque le Bureau des services stratégiques – maintenant la CIA – fait venir des scientifiques allemands, sous la protection du gouvernement américain, afin de leur faire mener des expériences. Sous le nom du projet Artichoke, ensuite nommé MK-ULTRA, l’opération était axée sur les méthodes de contrôle du cerveau et les techniques d’interrogatoire. L’un des acteurs clés était le directeur de l’Institut Allan Memorial à Montréal. Fondées sur des méthodes de reprogrammation mentale, ses recherches étaient destinées à effacer complètement l’identité, puis à reconstruire une nouvelle psyché. Le projet MK-ULTRA dirigé par la CIA sous la direction de Richard Helms a pris fin en 1972 après que les audiences ont révélé la nature des activités. Or, après avoir été licencié, Helms a été envoyé en Iran en tant qu’ambassadeur américain. J’ai découvert qu’il a aidé le Shah à établir le SAVAK (organisation pour le renseignement et la sécurité nationale) et à former des agents afin de contrôler et de réprimer l’opposition dans les années précédant la révolution islamique de 1979. Le SAVAK était réputé pour ses techniques d’interrogatoire extrêmes… Ce qui me ramène à l’histoire de mon père.

Cette œuvre crée un nouveau cadre narratif, parallèle à la réalité. J’y génère, en direct devant le public, une chaîne d’événements spéculatifs venant éclairer le récit trouble de mon père, me donnant la possibilité de le re-voir et de le re-nommer à la lumière d’une histoire plus vaste.

Je considère le corps comme un média
qui traduit les effets du pouvoir.

Comment liez-vous ce projet à Flesh Memory, font-ils partie du même cycle de création?

Flesh Memory rejoue métaphoriquement une exécution publique avec une carcasse d’animal. L’œuvre appartient au corpus They Are neither Dead nor Alive: A Study on the Deformed Bodies (2018-2019), comprenant quatorze œuvres que je développe depuis trois ans. J’y étudie les moyens par lesquels l’État a agi sur les corps pour obtenir et pour maintenir le pouvoir. Cela ne se limite pas à l’Iran. A Space In-Between en témoigne : la question des règles et de la violence étatique à l’égard des citoyens s’applique à plusieurs systèmes politiques, y compris ceux de la zone euro-américaine. En m’appuyant notamment sur les réflexions de Michel Foucault, je considère le corps comme un média qui traduit les effets du pouvoir. Je le traite comme l’image symétrique et inversée de l’État – son « manque de pouvoir » versus le « pouvoir excédentaire » de l’État.

Vous travaillez présentement sur un projet d’envergure, Other Landscapes, qui sera exposé à Montréal, en 2021. Vous y collaborez avec une douzaine de réfugiés. Comment le positionnez-vous dans votre parcours?

J’ai dû quitter Téhéran à l’hiver 2010. Ce déplacement demeure à ce jour l’expérience la plus dramatique de ma vie, me laissant avec des questions fondamentales sur mon identité, la migration, le sentiment d’appartenance et ainsi de suite. Afin d’être en mesure d’aborder ces questions, il m’a fallu prendre du recul, m’éloigner de mon propre vécu. C’est une des raisons pour lesquelles, dans Other Landscapes, j’ai invité d’autres personnes à occuper le cœur du projet.

Je mène depuis quelques mois déjà un travail de proximité avec une douzaine de réfugiés de guerre (d’Afrique et du Moyen-Orient) basés à Montréal. Je m’approche de leur histoire à travers les objets qui les ont accompagnés dans leur déplacement vers le Canada. Le nombre d’éléments qu’il est possible pour un réfugié d’emporter avec soi est restreint. Ces objets choisis revêtent d’emblée une importante valeur significative. Au fond, ils incarnent ce qu’une personne a voulu consciemment ou inconsciemment retenir du lieu quitté.

Soigneusement disposés sur une table, les objets choisis donneront lieu à des photographies de grand format, riches en détails, évoquant les natures mortes des maîtres anciens. L’exotisme et la préciosité se trouvant habituellement au sein de ces dernières auront ici une portée toute différente. Bijoux, figurines ou encore ingrédients de mets du pays ne sont plus, comme dans la nature morte, symboles de richesse ou de domination culturelle et politique, mais bien porteurs d’identités et de mémoires personnelles. Avec Other Landscapes, je m’appuie donc sur ma propre expérience de déplacement pour ramener à l’avant-plan les nuances et la complexité des multiples expériences migratoires.

Merci Anahita. Il est intéressant de voir comme dans votre travail tout objet, pour peu qu’on l’ausculte, se révèle porteur de renseignements, d’affects et de mémoire. Pour terminer et dans un esprit proche, à propos de votre œuvre One Hundred Cypresses (2013), vous dites ceci : « Toutes les facettes de la vie d’une personne – mythe, inspiration, culture, religion – sont gravées dans les anneaux d’un tronc d’arbre. »