Bernard Landriault. L’obscur désir de l’objet
Discret, le collectionneur ? Plus maintenant. Sa voix qui ne se faisait guère entendre dans le passé est omniprésente. Aujourd’hui, le collectionneur se fait commissaire, voire critique d’art. Il devient sujet d’étude, objet d’exposition. Tel est le cas de Bernard Landriault qui, dans son livre Entre avoir et être, offre ses réflexions sur l’obscur désir de l’objet. Coïncidant avec cette publication, il montre au grand jour sa collection à l’occasion de l’exposition intitulée DÉMARCHES2 : Exposant Deux, à Saint-Hyacinthe au printemps 2014.
Il est possible de rapprocher cette initiative d’une série d’événements. Ainsi, en une fascinante exposition intitulée Un goût pour l’art moderne, le Musée national des beaux-arts du Québec met de l’avant jusqu’au 14 février 2014 et à travers les choix de William S. Paley la contribution de ce collectionneur à « l’enrichissement » du MoMA.
À Montréal, en 2012, les expositions déclinées à travers le réseau des maisons de la culture ont tenté de mieux faire connaître la figure du collectionneur. La tendance est encore plus forte à l’étranger. En effet, le Musée d’Art moderne de la Ville de Paris a établi par le biais de centaines d’œuvres les partis pris singuliers, et un peu à l’encontre des canons établis, du marchand d’art allemand Michael Werner. Au même moment, le Cercle de l’art moderne au Musée du Luxembourg, toujours à Paris, dégonflait le mythe du collectionneur français frileux face à l’art moderne. Ce cercle rassemblait à nouveau les œuvres réunies entre 1906 et 1910 par un groupe de collectionneurs du Havre. Ces derniers n’avaient rien à envier au couple américain des Stein ni aux Russes Morosov et Chtoukine.
Par la perspective pédagogique qu’il déploie, Bernard Landriault joue sur le registre du collectionneur érudit. Est-ce à cause d’un certain militantisme qu’il met à défendre ses choix, avec lui nous nous éloignons de l’idée de la possession de l’œuvre considérée comme entreprise statutaire témoignant du prestige social de son propriétaire. Loin de tout bling bling, l’art, plus que jamais, serait source de délectation sous la plume de Bernard Landriault. Le plaisir raffiné de vivre en compagnie d’œuvres familières est partagé avec subtilité et finesse. On se rend compte ainsi que ce qui fait vivre cette collection, c’est justement le regard que pose sur elle son « animateur », en fait ses animateurs, car, en l’occurrence, la collection est une passion qui se vit à deux.
Loin d’évoquer un certain vécu, loin de compiler les souvenirs d’un amateur d’art, Bernard Landriault introduit une distance intellectuelle dans la présentation de chacune des pièces de sa collection. Il privilégie le fragment. Les premières pages donnent le ton. Bien sûr et toutes proportions gardées, le style pourrait rappeler en certains points celui de Roland Barthes avec qui l’auteur, alors jeune universitaire, a suivi un séminaire. Jacques Rancière est appelé à la rescousse avec la notion de « partage du sensible », mais comme pour Barthes, dans ses Fragments d’un discours amoureux, le projet serait « structural ». Bernard Landriault veut donner à lire une parole, ou plutôt une conversation entre l’amateur d’art qu’il est et les objets « muets » qui l’entourent.
Sa collection englobe dans les directions multiples qu’elle emprunte plusieurs générations d’artistes. Les choix esthétiques ne sont pas tributaires des seuls partis pris en faveur d’une différenciation ou d’une saisie de la nouveauté pour la nouveauté.
Chemin faisant, le lecteur en retire d’intéressantes observations sur des artistes aussi divers que Serge Tousignant, Françoise Sullivan et Jocelyne Alloucherie, puis sur ceux d’une autre génération comme Francine Savard et Marc Séguin, ou chez les plus jeunes, Dil Hildebrand, Yann Pocreau, Jérôme Bouchard, Patrick Bernatchez et beaucoup d’autres.
Bernard Landriault commence d’abord avec de grands chocs. Premier tableau, les débuts, avec peu de moyens. Progressivement s’élabore l’histoire de la collection. La photo entre en jeu, L’art change, évolue. Ainsi va la collection que l’on découvre autour d’extraits découpés, de figures, d’ellipses. Cette méthode discursive à souhait donne paradoxalement corps au texte. Le lecteur découvre d’un œil neuf l’étrange activité qui consiste à rassembler des œuvres d’art. La collection « s’encadre » par la propre « lecture » que le collectionneur en fait, par sa description des œuvres et par son commentaire sur les artistes qui les ont créées. Conservateur de sa propre collection, Landriault en devient le guide et le critique d’art.
À la lecture, on reconnaît les marchands qu’il fréquente. Si ces choix peuvent nous surprendre, comment les juger tant ils ne concernent que la propre subjectivité du collectionneur ?
L’ouvrage épouse la familiarité du dialogue avec les œuvres. Les réflexions de l’auteur guident le lecteur à travers le geste même de collectionner jusque dans ses retombées les plus intimes. Il nous fait pénétrer au cœur de ce « jeu » qu’est la collection. Un jeu compulsif qui implique le pari, le discernement, une forme de compétition et, au final, une indentification très personnelle allant jusqu’au sentiment d’achèvement devant l’opus constitué.
En définitive, la question posée par le livre Entre avoir et être demeure. Plus qu’une addition d’objets, ou une addiction, la collection joue-t-elle de l’effet des choix qui la constituent, et ce, plus encore quand il y a lieu de supposer que c’est son projet qui, justement, a présidé à ces choix ? Les mathématiciens disent qu’il est interdit dans leur science de considérer comme élément d’un ensemble cet ensemble, mais après tout, une collection peut-elle à son tour être considérée comme une œuvre d’art ? C’est du moins ainsi, mais avec ô combien ! de modestie chez Landriault (et peut-être une certaine extrapolation de ma part), que je pressens la question qu’il adresse au lecteur et s’adresse à lui même.
Landriault a même fait réaliser par un architecte de talent l’écrin où bon nombre de ces œuvres dont il dresse la légende sont conservées. Au même titre que ses choix, l’architecture participe ainsi, en la parachevant, de cette « aventure marquante » et de « cette part importante de nous-même » qu’est collectionner. En fait, un véritable projet de vie.
DÉMARCHES2 : EXPOSANT DEUX
Commissaire : Joanne Lamoureux
EXPRESSION, Centre d’exposition de Saint-Hyacinthe
Du 8 février au 20 avril 2014