Pour cet entretien, Clément de Gaulejac m’invite chez lui, dans son appartement du Plateau-Mont-Royal. Nous nous installons à la table de cuisine autour d’une théière. Dès les premières minutes, je suis intrigué par sa façon de répondre à mes questions : il atténue un propos trop direct, rectifie ce qu’il vient d’énoncer… On le sent habité par le désir du mot juste.

Comment s’étonner de cette attitude quand on sait que l’artiste vient de défendre une thèse de doctorat intitulée Tu vois ce que je veux dire dans laquelle il explore les rapports entre image et idée. Les ratés du langage, ce qui lui échappe et ce qui nous échappe, sont pour lui une matière première. Plutôt que de les rejeter, il les épingle, puis les transforme en petites machines dialectiques qui donnent à faire rire, réfléchir et sentir. D’où, aussi, son intérêt pour l’anecdote, que les modernes avaient en horreur.

Le récit de sa venue à l’art tient d’ailleurs de l’anecdote, dans le sens de « petite histoire curieuse » : « Tout part d’un malentendu. Je me suis inscrit en art parce que je voulais apprendre à dessiner mais, au fond, c’est le langage qui m’intéressait. Quand je suis entré à l’École des beaux-arts, à Paris, et que j’ai découvert l’art contemporain, ça n’a pas été facile du tout. J’étudiais les codes en ayant le sentiment d’aller d’échec en échec. Ce sont ces aventures qu’on trouve dans mon livre Grande École, une série de chutes, dans les deux sens du mot : des chutes burlesques, à la Buster Keaton, c’est-à-dire des sortes de ratages à répétition ; mais aussi des chutes dans le sens littéraire du terme, c’est-à-dire des tentatives, par un retournement, de donner du sens aux anecdotes. »

Gagnant Gagnant (2018)
Affiche dessinée dans le cadre d’une commande de Québec solidaire
lors de la campagne pour les élections provinciales de 2018.

« Durant toute cette période aux Beaux-arts, j’ai été assez peu créatif. Je suis arrivé au Québec pour une résidence au studio Cormier peu après ma sortie de l’école, en 2002. J’ai alors commencé à écrire pour Quartier Libre, le journal des étudiants de l’Université de Montréal, puis à y publier des illustrations, parfois en une. Cette expérience, qu’on pourrait dire hors du champ de l’art, m’a permis de comprendre ce qui m’intéressait par-dessus tout : faire vibrer le sens des mots grâce au dessin. Illustrer, dans le sens étymologique du mot, c’est-à-dire mettre en lumière. C’est aussi à travers cette expérience que j’ai trouvé ma méthode comme dessinateur. J’ai fait du logiciel Illustrator mon atelier. Je me suis mis à collectionner des tonnes d’images à partir desquelles je fais des collages que je transforme, à la fin, en images homogènes. »

Cette expérience journalistique n’est sans doute pas étrangère au désir de rejoindre les spectateurs hors de la galerie. « Pour penser à ma pratique, je me suis raccroché à un souvenir de cours d’histoire où l’on expliquait que le clergé se divise en deux : le clergé régulier, celui des moines qui sont enfermés et qui recopient la Bible ; et le séculier, celui des prêtres qui célèbrent la messe, qui marient les gens, qui les enterrent… Je trouve que cette métaphore régulier/séculier fonctionne bien pour parler de l’artiste. L’art que j’aime, c’est un art très « régulier », complètement occupé à se définir lui-même, à réfléchir à ses propres règles. Je trouve cet art passionnant – c’est ma formation –, mais en même temps un peu ridicule et un peu enfermé. C’est ce dont traite ma première publication, Le livre noir de l’art conceptuel. Et puis, il y a le désir de s’engager comme artiste dans le siècle, dans le monde réel, avec ses contradictions et ses impossibilités… et d’accepter de parler d’évènements ponctuels et locaux. C’est ce que je fais notamment à travers mon blogue L’eau tiède1. »

« En 2012, lors de la grève étudiante, je suis vraiment entré dans la lutte en créant des affiches. Je les diffusais sur les réseaux sociaux et les gens les imprimaient, les brandissaient lors des manifestations ou les affichaient dans la ville. Il ne peut y avoir de plus grand plaisir pour un artiste que de voir ses images trouver leur place dans le monde. »

Pas de plus grand plaisir ? Vite, il rectifie : « Publier des livres me procure aussi un très grand plaisir. Quand j’ai trouvé le chemin du livre, j’ai eu l’impression de rentrer à la maison, au sens où, après de longs détours, je faisais enfin ce que j’avais toujours voulu faire. Grâce au livre, je peux rejoindre des gens qui ne fréquentent pas les expositions, mais qui ont souvent des préoccupations très proches des miennes2. »

« Que ce soit pour l’art ou pour le travail plus politique, ce qui m’intéresse, c’est de remettre en question le sens commun, là où la pensée meurt. »

Cet intérêt pour le régulier et le séculier, Clément de Gaulejac l’a poursuivi à l’automne 2018 en acceptant deux contrats de nature très différente : l’un pour Québec solidaire, l’autre pour Vie des Arts.

« Pour un artiste qui veut faire de la politique, créer des affiches pour Québec solidaire durant une campagne électorale, ça a été une expérience incroyable. Il y avait un côté performatif là-dedans, qui m’a aidé à réfléchir à moi, à ce que je suis. Qui sait, ça donnera peut-être une suite à Grande École… »

« Il y a eu un moment où j’ai craint que le parti ne puisse pas se servir des affiches que je lui proposais. Je croyais qu’on y entendait trop ma voix d’auteur et sans doute pas assez les propositions du parti. Mon objectif, avec Québec solidaire, c’était que ça devienne un concert de voix. S’il y a bien un parti où on peut encore faire entendre une pluralité de points de vue et où c’est perçu comme une richesse, c’est bien celui-là. On y trouve encore une place pour la distance, pour l’humour, et même pour l’erreur. J’ai donc fait valoir que mon travail de création serait mieux utilisé dans une sorte de riposte immédiate aux déclarations adverses. C’est là que l’idée d’une résidence pendant la campagne a germé, et j’ai pu chroniquer le débat public au jour le jour. Au fond, c’est ce que je ferai aussi pour Vie des Arts. J’aime bien cette idée : faire faire un pas de côté au récit du réel tel qu’on le mène d’habitude. »

Des bisous on avait dit (2012)
Photo prise au cours d’un atelier d’impression et de distributions
d’affiches dans la rue, lors de la grève étudiante de 2012.
Photo : Étienne de Massy

On pourrait croire que l’artiste est tiraillé entre deux thèmes : l’idéologie ultralibérale et les règles de l’art. Dans la façon qu’il a de les traiter, le lien est clair : « Que ce soit pour l’art ou pour le travail plus politique, ce qui m’intéresse, c’est de remettre en question le sens commun, là où la pensée meurt. Ce sens commun se manifeste notamment dans des expressions qui rendent le langage opaque. Cette semaine3, par exemple, à propos des coupures de postes chez Bombardier, j’ai entendu des journalistes de Radio-Canada utiliser des expressions comme « cure minceur chez Bombardier » et « dégraissage ». Ça me choque de voir que des journalistes sont à ce point colonisés par l’idéologie gestionnaire qu’ils reprennent à leur compte des mots d’une telle violence pour parler de gens qui vont perdre leur emploi. Je dessine pour dénaturer ce discours, pour qu’on voie qu’il n’est pas transparent, qu’il n’est pas naturel. »

Dans le cadre de la campagne électorale, l’artiste s’est inspiré de toutes sortes de mots opaques comme « développement durable » ou « gouvernement responsable ». Dans Moderne et beau, la série présentée par Vie des Arts, le travail de réflexion est similaire. Gaulejac utilise par exemple les expressions « art médiatique » et « œuvre difficile » dans un contexte décalé pour qu’on prenne conscience que ces idées sont figées : « Je fais des scènes de théâtre à partir de la langue de l’art. »

Derrière tout cela se trouve un profond désir de liberté. « L’humour qui m’intéresse, dit Gaulejac, ce n’est pas celui qui dédramatise : c’est celui qui me donne la liberté de penser. »

Dans sa thèse de doctorat, qui sera publiée au Quartanier, l’artiste en arrive toutefois à un constat pessimiste. Selon lui, nous serions en train de vivre un tournant caricatural, notamment avec l’élection de dirigeants fantasques comme Donald Trump, tournant qu’il décrit comme « ce moment politique où la bouffonnerie et l’esprit de sérieux fusionnent pour gouverner ». La question que Gaulejac pose est grave : est-il possible de rire de ces pitres, « prêts à toutes les provocations pour que ne s’éteigne jamais le projecteur qui les met en lumière », sans renforcer leur pouvoir ? Il avoue être habité par « le sentiment mélancolique qu’une certaine forme de satire est en train de disparaître avec le type d’espace public – la presse imprimée – qui l’avait vue naître ».

Cette inquiétude et ce sentiment de fin du monde, c’est peut-être dans les projets d’exposition que Gaulejac les sonde plus à fond, notamment en réactualisant des mythes. Les naufrageurs, présentée chez Vox en 2015, abordait la question de la crise migratoire en s’appuyant sur le mythe de Babel. Pour son prochain projet, intitulé magnifiquement Les maîtres du monde sont des gens4, il s’inspire des titans, des centaures et du déluge. « J’avais lu un article à propos des ultra-riches qui, conscients de l’injustice qu’ils sont en train d’organiser, s’achètent des abris et des îles pour fuir la communauté humaine. L’idée m’est alors venue de créer un cyclorama présentant un paysage de fin du monde peuplé de centaures-titans-bateaux-yachts. »

« Ici, comme dans tout le reste, je joue avec les éléments de récit, les significations et les formes pour donner un sens à ce qui se passe. J’assemble, je manipule, je déplace, comme l’artiste dans son atelier. Et je n’oublie jamais qu’une signification peut se retourner. » Cette possibilité donne de l’espoir, mais nous intime aussi de rester vigilants. C’est ce que nous rappelle sans cesse, et avec finesse, le travail de Gaulejac.

(1) Clément de Gaulejac, Calcul mental, blogue, www.calculmental.org

(2) Clément de Gaulejac a publié cinq livres : Le livre noir de l’art conceptuel (Le Quartanier, 2011), Grande École (Le Quartanier, 2012), Les Cordons de la bourse (La mauvaise tête, 2014), Tailleurs d’histoires (La mauvaise tête, 2015), Les artistes (Le Quartanier, 2017).

(3) Cet entretien a eu lieu le 15 novembre 2018.

(4) L’exposition Les maîtres du monde sont des gens sera présentée en septembre 2019 à la Galerie UQO, à Gatineau.