Deanna Bowen
Lauréate du Prix du Gouverneur général en arts visuels et en arts médiatiques en 2020, et nouvellement professeure à la Faculté des beaux-arts de l’Université Concordia, Deanna Bowen aborde, à travers des expositions dont les matériaux premiers sont des archives, l’inscription du corps noir dans le temps et l’espace. Nous l’avons rencontrée dans le cadre de A Harlem Nocturne, une exposition foisonnante et poignante mise en circulation par la Contemporary Art Gallery de Vancouver et présentée à Montréal par OBORO, Ada X et le Groupe Intervention Vidéo (GIV).
Charles Guilbert – Comme artiste multidisciplinaire, vous accordez une grande place à la narration. D’ailleurs, le document d’accompagnement de la commissaire, Kimberly Phillips, qui met en contexte plusieurs des archives, fait presque de vous, Bowen, un personnage.
Deanna Bowen – Cette idée de personnage est intéressante… d’autant plus que Bowen n’est pas mon nom. Je suis devenue Deanna Bowen quand je suis déménagée à Toronto. L’histoire que je raconte dans A Harlem Nocturne est celle d’une autre Deanna. Celle qui agrandi à Vancouver dans un monde complexe. La narration m’importe, oui. Je suis née dans une famille de prédicateurs et de personnes qui racontaient sans cesse des récits. Grâce aux recherches que j’ai eu la chance de faire, je peux restituer cette histoire qui n’a pas été prise en compte et dont il reste peu de traces. Je me vois, en effet, comme une conteuse et comme une chercheuse, et mes expositions sont en quelque sorte des livres qui se déploient dans l’espace – chaque objet, chaque élément, pouvant être vu comme un chapitre distinct.
On retrouve, en fait, plusieurs personnages dans l’exposition, la plupart faisant partie de votre famille.
L’exposition met en scène une douzaine de personnages qui ont vécu à une époque particulièrement traumatique et difficile. Je parle d’une famille faisant partie d’une communauté noire spécifique, qui a quitté le sud des États-Unis pour s’établir à Vancouver au début du XXe siècle. Au départ, je voulais impliquer directement un de mes oncles dans le projet, mais il a refusé en disant : « I’d just leave it alone, nobody needs to know about that shit. » J’ai donc dû adopter une autre approche… mais j’ai intégré sa phrase dans une œuvre un brin ironique : une carte postale que le spectateur peut emporter avec lui… comme souvenir ! Au verso, on trouve une image du bar où mon grand-père, un prédicateur, avait l’habitude d’aller boire après avoir« perdu » la foi. Ce que je présente, cet assemblage d’histoires qui m’ont été racontées par plusieurs personnes, m’est propre. C’est ma compréhension de ce monde.
On ne peut s’empêcher de voir un lien intertextuel entre votre exposition et l’Exode raconté dans la Bible. On y est témoin d’une quête de lieux où bien vivre. Une des œuvres s’intitule d’ailleurs The Promised Land.
Ça vient, en fait, du générique d’ouverture d’une émission de la Société Radio-Canada de1962 dans laquelle des membres de ma famille ont joué. Production ridicule et entièrement évangélique, The Promised Land racontait une histoire blanchie à la chaux sur la façon dont notre communauté est arrivée au Canada. Comme si ça avait été une histoire glorieuse! Le climat politique qui régnait ici n’avait rien de la terre promise, le gouvernement canadien n’étant pas enthousiaste du tout à l’idée d’accueillir des personnes noires. J’ai recréé cette ambiguïté dans l’œuvre. Afin de rendre l’idée de séduction, de luxuriance, j’ai choisi d’utiliser du velours sur papier, mais l’image que je présente est volontairement sombre et floue.
Ce Harlem Nocturne, qui donne le titre à l’exposition, qu’est-ce?
C’est une boîte de nuit, à Vancouver, qui appartenait au neveu de ma grand-mère. À travers ce lieu, un lien, pas toujours heureux, s’est établi entre ma famille et la nuit. C’est là que ma mère a eu son premier emploi. C’est là où tous les artistes noirs se retrouvaient. C’était le centre de la communauté noire. Je présente dans l’exposition une belle affiche, agrandie, annonçant un spectacle qui mettait en scène Lennie Gibson et Choo Choo Williams, membres de ma famille. Le Harlem Nocturne était situé dans un quartier d’où les Noirs ont été chassés, notamment parce que la ville y a construit un pont vers le centre-ville. C’est une histoire typique de décentrement et d’éparpillement d’une communauté noire sous prétexte de développement urbain. Moi, je suis née peu après dans un quartier de logements sociaux nouvellement construits par la Ville, à East Vancouver. J’en présente d’ailleurs le plan et une image.
La narration m’importe, oui. Je suis née dans une famille de prédicateurs et de personnes qui racontaient sans cesse des récits. Grâce aux recherches que j’ai eu la chance de faire, je peux restituer cette histoire qui n’a pas été prise en compte et dont il reste peu de traces.
Tout un chapitre de l’exposition est consacré à la ségrégation qui avait cours dans les boîtes de nuit de Vancouver… même vers la fin des années 1970 ! Archives télévisuelles, journaux et procès-verbaux de groupes de pression en témoignent.
L’enjeu, dans ce cas, c’était l’accès aux lieux. Les boîtes de nuit imposaient des restrictions que personne ne voulait voir. La chose triste, c’est que ma famille désirait y accéder… pour noyer sa peine. Quand j’avais environ dix ans, mon oncle a été battu dan sune discothèque et la police l’a arrêté. Durant plusieurs années, il a voulu poursuivre la police… Je me souvenais de cet épisode, mais jusqu’à tout récemment, je ne savais pas que ma famille, le matin de ce jour-là, avait enterré ma tante Donna, qui était morte d’une overdose d’héroïne dans un quartier marqué parla drogue, aux environs du Harlem Nocturne. Ce contexte, que j’ignorais, donne un tout autre sens aux événements. Ma famille a beaucoup parlé de l’altercation, mais pas du fait qu’on n’avait jamais vraiment pu pleurer Donna. J’ai voulu honorer la mémoire de cette tante que je n’ai jamais rencontrée en créant un grand miroir, de forme ovale et tout noir. Il témoigne, pour moi, de ce grand vide, de ce trou immense qu’il y a au cœur de cette histoire.
L’exposition met aussi en scène des lieux magiques que des membres de votre famille ont pu occuper, comme votre grand-oncle Herman et son cousin Lennie Gibson.
C’est par eux que tout a commencé. Comme ils faisaient partie du monde du spectacle, j’ai pu retrouver leurs traces à travers les archives de la CBC. Et c’est comme ça que j’ai été mise sur la piste du Harlem Nocturne. Herman et Lennie chantaient et dansaient, et ils étaient gais. Ils ont pavé la voie, notamment pour moi, qui suis queer, en témoignant d’une façon créative d’être. Même dans ma famille hyper religieuse, ils étaient aimés. Herman a rencontré son conjoint en 1939. Leur relation, interraciale, a duré cinquante ans. C’était phénoménal pour l’époque. Alors oui, ils ont compté pour moi. Jeune, j’avais honte de faire partie d’une famille peu politisée, peu engagée. Aujourd’hui, je comprends que, dans ce qu’ont fait Lennie et Herman, il y avait une certaine radicalité. Ils étaient sans arrêt dans l’œil du public, et ils ont eu beaucoup de succès. J’apprends à voir les nuances de ce qu’on appelle l’activisme.
La photo ancienne du théâtre du Stanley Park, où ils se sont produits, vous l’avez agrandie et colorée. Elle va jusqu’au plancher, comme pour nous happer. On sent une grande attention dans votre façon de mettre en scène chacune des pièces d’archives, et un goût certain pour l’hétérogénéité.
Tout est une question d’équilibre visuel pour moi. Et j’aime en effet avoir plusieurs types d’éléments dans une même exposition pour que les spectateurs s’impliquent de différentes façons. On ne répond pas pareillement à une sculpture ou à une projection vidéo, par exemple. Je veux que les spectateurs sentent des choses, qu’ils soient touchés dans leur corps et qu’ils aient de l’empathie. J’aime aussi que l’exposition reflète qui je suis, ma capacité de rire – un humour souvent noir, parce que ce dont je parle est terrible. Je veux que les œuvres émeuvent, mais sans écraser. L’archive a ce don de ne pas dramatiser, de donner une image réaliste de nos vies. Elle nous permet de comprendre pourquoi on est devenus ce qu’on est devenus et de voir, au-delà de l’intimité familiale, ce qui se passait dans le monde à l’époque. Cette exposition entrera dans les archives d’OBORO et, ainsi, une partie de l’histoire des Noirs sera gardée. Ça compte beaucoup pour moi. C’est une sorte de cycle qui va de l’exhumation des documents à la dissémination, puis à un retour dans les archives.