Une pièce attend son tour dans l’atelier. Au sol, le volume rose et rebondi d’un estomac, détaché d’un modèle anatomique, est déposé sur un livre grand ouvert révélant un jardin en fleurs. On dirait l’organe prêt à prendre racine. Simple accord d’images qui passera bientôt par la médecine, puissante et ample, de Lyne Lapointe.

Ses mains, son œuvre matrice, continuent depuis plus de quatre décennies et autant de renaissances à recueillir ce qui est fragile, précieux et menacé. Ensemble, elles jettent des ponts entre le fort et le faible, entre le monumental et l’intime, entre tous les règnes de l’inerte et du vivant. Ce faisant, elles guérissent et, surtout, redessinent encore et encore le visage de la résistance.

Photo : Daphné Caron

Ce travail a pris vie très tôt, auprès d’un feu dévorant entouré de fenêtres. Dans la cour arrière de la résidence familiale, le père de l’artiste avait construit une maisonnette vitrée avec, à l’intérieur, un âtre en pierre. À distance de l’étouffant foyer parental, dans une structure de clarté et de transparence, Lyne Lapointe, encore enfant, pouvait enclencher son ouvrage alchimique; rendre aux images et à la matière leur épaisseur et leur ambiguïté, peut-être même leur parole.

Tribu de signes : des livres, des ossements d’animaux et les objets les plus divers, rapportés d’une promenade, y trouvaient leur place. Par eux, le monde et le temps se déverrouillaient et s’offraient à l’expérimentation. Sur des panneaux de bois, Lyne Lapointe sculptait des bas-reliefs qu’elle peignait, puis jetait au feu, avide de découvrir ce qu’il pouvait arriver de plus aux formes. Les paysages, les personnages, leurs traits taillés passaient et repassaient dans les flammes autant de fois qu’il le fallait. Les contours étaient floutés, les volumes noircis. La définition initiale finissait par céder et conduisait à toutes les mutations. Stratégie avant la lettre, apprise de la matière, d’un sujet qui s’affirme et à qui il est dès lors permis de déborder de ses lignes, de brûler de désir, de se renouveler, de se fondre et de se lier. Un sujet féminin, lesbien, féministe, artiste.

Photo : Daphné Caron

Si dans les années 1960, il était tabou pour une fille d’aimer les filles, et si cela était formellement interdit au sein de la famille Lapointe, pour Lyne, cet amour est devenu « la » voie. Celle qui appelle à s’engager, celle depuis et avec laquelle créer. « I’m an artist, I’m a fighter1», affirmera-t-elle plus tard. Car pour aimer, comme pour vivre et créer, visiblement, il fallait se battre.

C’est d’ailleurs par le versant d’une passion au sens large, en formant un duo artistique et amoureux avec Martha Fleming, qu’au début des années 1980, elle se taillera une place dans le milieu culturel2. À Montréal, Londres, New York et São Paulo, pendant plus d’une décennie, les deux artistes façonneront une œuvre unique et déterminante. Elles éliront domicile dans d’immenses bâtiments abandonnés, souvent destinés à la destruction – caserne de pompier, bureau de poste, théâtre –, qu’elles nettoieront et investiront pour « créer des mondes éphémères3 ». Les artistes demeureront attentives à ce qui bouge sous les formes, à ce que l’architecture, mais aussi les productions industrielles et scientifiques portent en elles de conventions, d’histoires, de mythes et de violences. Frondeuses et poètes, elles se réapproprieront un territoire social et artistique dont elles révéleront simultanément la machinerie et la beauté.

Martha Fleming/Lyne Lapointe, Mulier Taceat in Ecclesia (Que les femmes se taisent dans les églises) (1990). Coquillages, pierres, mousses et peinture à l‘huile, 1220 x 610 cm. The Wilds and The Deep, Battery Maritime Building, New York. Photo : Marik Boudreau © Martha Fleming/Lyne Lapointe

Jusqu’à aujourd’hui, le parcours – et le corps – de Lyne Lapointe a été marqué de jalons funestes, d’accidents, qui ont transformé progressivement l’échelle et la facture de son travail. Par une sorte de réduction, chaque revers, chaque blessure semble avoir débouché sur une compréhension accrue des liens qui unissent chaque chose, chaque plan. En substance, les interventions monumentales en duo ont fait place à de grands projets en solo : des ensembles complexes incluant des bas-reliefs massifs, exigeants à réaliser. Puis, de nouveau obligée de chercher d’autres manières de travailler, l’artiste a mis au point une technique de fabrication qui générera les prodigieux «personnages» métamorphiques constituant la base de sa production actuelle.

Photo : Daphné Caron

Des figures androgynes, souvent féminines, sont gravées sur des plaques de verre. L’artiste les enduit de couleur pour les reporter sur papier ou sur bois. Leurs contours s’échappent. Demeure d’elles une image nébuleuse, qui ne livre pas tous ses secrets. Lyne Lapointe dit de ces dernières qu’« elles évoquent le corps humain dans ses transformations possibles, selon ses déformations, ses blessures ou ses cicatrices4 ». Potentiellement multiples, jamais tout à fait les mêmes, elles contiennent l’amorce de compositions méticuleusement élaborées, qui impliquent des ajouts d’objets et de matières. Des papiers fins, des toiles de lin commandées en Ukraine, un ornement venu de Russie, des masses de coton, une tête de bœuf en bois en provenance de l’Inde, des coquillages, des perles rares, la structure friable d’un nid de guêpes : une part du travail de Lyne Lapointe est consacrée à la recherche de ces éléments qui viennent s’énoncer dans ses œuvres. Elle les choisit pour leur timbre, leur texture, le récit de leur fabrication et de leur migration. Sa maison et son atelier en sont remplis.

Lorsqu’elle convoque un objet ou une image, Lyne Lapointe lui permet de porter toute son épaisseur sémantique et son histoire. Elle lui offre aussi la possibilité de déborder, de s’unir et de devenir autre. Cette « continuité libératrice5 » est l’une des clefs de guérison contenue dans le travail de l’artiste. D’un ex-voto de sexe féminin en forme de cœur, posé à la base du tableau Orquideas (2023), jaillissent des tiges de fleurs aux pétales larges et ouverts, surmontées de trois visages. Pour une autre série, des rubans de papier peints, déployés en un nœud aérien, figurent dans un même geste ce qui étrangle et ce qui libère.

Lyne Lapointe, Orquideas (2023). Ex-voto d’une vulve en bois, encre, papier, vernis sur lin, avec un cadre de l’artiste, 160 x 144 x 6 cm. Vue de l’exposition Echoes of Circumstance (2024). Jack Shainman Gallery, New York © Lyne Lapointe/Jack Shainman Gallery, New York

Inscrit avec justesse dans un réseau, un objet – une vie isolée – peut intervenir sur toute la toile et la densité des liens. Les temps, les continents se touchent alors. Un tableau récent, Circulado (2024), panneau de bois parcouru de colliers de perles (trade beads), est à ce titre évocateur. À la manière des cartes anciennes, les deux hémisphères de l’œuvre sont surplombés d’une tête féminine très délicate, faite de papier froissé. Entre ces pôles et occupant toute la superficie d’un corps, un circuit de perles rouges rencontre un circuit de perles bleues. Créant une seule ellipse, rapprochant les échelles, les canaux sanguins et les méridiens économiques sont soudain placés sous la gouverne de femmes-mondes.

Quel chemin des premiers objets retirés du feu aux corps hybrides, œuvres complexes et somptueuses. Les manipulations successives des formes et des matériaux, la multiplication des couches, les jeux de brouillage et de clarté et les perles de verre ne sont pas sans rappeler les toutes premières expérimentations dans la cour arrière de sa maison. Déjà le sens était à trouver dans la fibre des choses. Comme si ces moments passés en retrait, enfant, avaient pu contenir en puissance les arcanes d’un projet fulgurant : faire apparaître le féminin dans ses relations multiples avec l’univers, dans ses capacités de métamorphose et d’osmose, dans son pouvoir, afin de créer sinon un monde, du moins des mondes plus souples, plus vastes et plus habitables. 

Photo: Daphné Caron

1 Christopher Hartman, « Lyne Lapointe is an evolution », Upstate Diary, no 16 (2023), p. 99.
2 Avant de constituer ce duo qui la propulsera sur le devant de la scène artistique, Lyne Lapointe menait une carrière de sculpteure. Elle avait l’habitude des bâtiments désaffectés, où elle allait à vélo récupérer ses matériaux. Pour une incursion dans le parcours de l’artiste, voir le très beau documentaire Lyne Lapointe. L’art et la matière (2022), de Carmen Garcia et Germán Gutiérrez.
3 Martha Fleming, dans le documentaire Lyne Lapointe. L’art et la matière.
4 Traduction libre : « they evoke the human body in its possible transformations, according to its distortions, injuries or scars ». « Lyne Lapointe », Jack Shainman Gallery, s. d., https://jackshainman.com/artists/lyne-lapointe.
5 Martha Fleming, Lyne Lapointe et Lesley Johnston, Studiolo. The Collaborative Work of Martha Fleming & Lyne Lapointe (Montréal/Windsor : Artexte Éditions/ Art Gallery of Windsor, 1997), p. 153.