Maude Corriveau – Réflexions, couleurs et déstabilisation
En peinture, la manipulation de la perception a une longue histoire. Comment représenter fidèlement la réalité tout en jouant avec le regard ? Comment dépasser l’imitation de la réalité condamnée par Platon comme simulacre ? Les anamorphoses, les trompe-l’œil, les différentes formes de perspectives fascinent les artistes depuis le XVe siècle. Le travail de Maude Corriveau présente une nouvelle itération de l’illusion, et cela se révèle particulièrement à l’écran ou à l’impression. Vous croirez que les images sont numériques – et vous aurez tort. En suspens (2020), une exposition de confinement récemment tenue (1), proposait ce paradoxe unificateur : un in situ alliant l’immersion dans la couleur et le tracé précis du dessin.
Corriveau qualifie son travail « d’hyper dessin », pour se détacher des termes auxquels on pourrait l’associer, hyperréalisme et photoréalisme, trop attachés aux années 1960. Il dépasse la simple représentation, l’imitation, et accède à la mimèsis, selon la définition de Jean-Luc Nancy : une recréation de l’objet, avec l’émotion distincte qui y est associée2. Au surplus, la démarche de l’artiste interroge la nature même de la représentation, le statut de l’illusion en art et la virtuosité.
Dans les années 1970, dans le sillage du minimalisme et de l’art conceptuel, quelques historiens de l’art ont annoncé la fin de la peinture, mais comme l’a mentionné Douglas Crimp, celle-ci fut périodiquement présumée morte3. En effet, dès le XIXe siècle, le peintre français Paul Delaroche aurait prononcé son décès, à cause de la survenue de la photographie. Pourtant, elle existe toujours, ainsi que son associé traditionnel, le dessin, qui s’est affranchi de sa tutelle : les dessins préparatoires, qui menaient habituellement à une transposition à l’huile ou à l’acrylique, sont devenus œuvres à part entière. Le support papier leur conférait déjà une différence, ainsi que les matériaux utilisés : pastel, gouache, fusain, encre, etc. Du pastel émanait une grande finesse, et Rudolf Wittkower – pour ne citer qu’un historien de l’art – a porté par exemple sur les pastels de Rosalba Carriera un jugement qui associait la douceur et le velouté du pastel à la féminité4.
Corriveau assume pleinement la part de féminité qui peut se lire dans ses œuvres par l’intermédiaire des couleurs douces et du choix des objets. Elle choisit tout d’abord son sujet : papier d’emballage froissé, fragments de verre dichroïque, vases, miroirs, drapés, scènes d’intérieur, et le met en scène. Pour démultiplier l’impact des phénomènes optiques qu’elle perçoit dans ces ordonnancements proches de la nature morte – reflets spéculaires, diffractions, interférences, etc. –, l’artiste modifie les images avec les logiciels appropriés. Pour quelle raison? Parce que le cerveau complète l’information qui est transmise par l’œil et que le capteur de l’appareil photo ne peut jouer ce rôle. Par la suite, elle projette l’image obtenue sur un papier gris et la dessine au pastel (ou, auparavant, au crayon de couleur), dans un processus lent et jubilatoire. La réinterprétation du trompe-l’œil nécessite le recours aux nouvelles technologies : de tout temps, les artistes ont utilisé les technologies les plus récentes pour perfectionner leurs œuvres. Cette attention à l’actualité techno élimine les risques de retours en arrière nostalgiques, pour reprendre la réflexion historique sur un thème donné et ouvrir de nouvelles perspectives.
Au-delà des préoccupations théoriques et historiques, l’observation des œuvres de Maude Corriveau procure un plaisir raffiné sur deux plans : cognitif et sensuel, alliant les deux hémisphères du cerveau.
Il en résulte la création d’espaces ambigus, où la perception est déstabilisée. Cette démarche est confirmée par l’exposition tout en ouvrant un chemin de traverse, un dessin plus texturé par rapport à la pratique précédente de l’artiste, axée sur des interventions plus éthérées ainsi qu’un accent mis sur le déploiement de drapés satinés, comme dans les trois Vague satinée (2020) qui constituent le cœur de l’exposition.
Le dessin, toutefois, n’est pas toujours suffisant pour satisfaire son impératif besoin d’illusion. Il lui faut superposer les strates de significations pour désorienter le regardeur. L’artiste lui ajoute parfois l’installation. Des ombres sont dessinées sur le mur sans qu’elles aient de sources, de l’éclairage coloré est ajouté pour augmenter la confusion sur la provenance de la lumière, des miroirs qui n’en sont pas et qui ne reflètent que partiellement la réalité prennent une place équivoque. Ici, une œuvre sans titre placée à plat sur un socle joue ce rôle, reflétant un coin de la pièce sans qu’elle soit un miroir. L’hémisphère gauche du cerveau, celui de la logique et de la réflexion, est fortement sollicité. L’artiste veut ainsi créer une observation active de ses expositions et dépasser les dix-sept secondes habituellement passées devant une œuvre, selon les statistiques muséales.
Le statut du dessin contemporain est abordé de front par l’artiste dans son mémoire de maîtrise. Elle y assume le côté traditionnel du dessin et le recours au travail manuel. Ce retour à la main, tant comme outil de travail que comme façon de penser l’art, est une tendance qui s’exprime à travers plusieurs matériaux e n’est pas passéiste, mais transforme les anciennes façons de faire pour les projeter dans l’avenir et redéfinir l’art contemporain. Que ce soit en céramique, en verre, en textile ou en dessin, le geste manuel revient et transforme l’art actuel.
Au-delà des préoccupations théoriques et historiques, l’observation des œuvres de Maude Corriveau procure un plaisir raffiné sur deux plans : cognitif et sensuel, alliant les deux hémisphères du cerveau. Lorsque le regardeur déjoue les pièges perceptifs, s’installe le plaisir d’avoir compris et, redoublé, celui d’avoir compris que l’on a compris. Puis, c’est la délectation à observer les surfaces chatoyantes, irisées, moirées, qui puise sans doute dans les souvenirs de l’enfance. N’est-ce pas ce que l’on peut demander de mieux aux arts visuels : atteindre ces deux niveaux unissant l’intellectuel et le sensuel.
(1) Au local 640 du 5445, rue Casgrain, à Montréal, du 21novembre au 13 décembre 2020.
(2) Jean-Luc Nancy,Le plaisir au dessin, Paris, Galilée, 2009, p. 31, cité par Maude Corriveau, Ombres et reflets spéculaires : transfiguration de matérialités artificielles parle dessin hyperréaliste au sein d’une installation, mémoire présenté comme exigence partielle de la maîtrise en arts visuels et médiatiques, UQAM, 2020, p. 16-17.
(3) Douglas Crimp, « The End of Painting », October, printemps 1981, p. 69-86.
(4) Rudolf Wittkower, Art and Architecture in Italy: 1600-1750, Penguin Books, 1965, p. 322, cité par Rozsika Parker et Griselda Pollock, Old Mistresses. Women, Art and Ideology, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1981, p. 29