Shabnam Zeraati porte un regard attentif sur la violence qui marque notre société. Dans ce contexte où le besoin de renouer un contact réel avec ce qui nous entoure devient pressant, les relations entre les êtres vivants avec leur environnement, les déplacements et les migrations qu’elle explore dans son travail résonnent avec les sentiments de communauté et d’empathie qui émanent de ses œuvres. D’origine iranienne, Shabnam Zeraati vit et travaille à Montréal depuis 2011. Elle a terminé ses études en design graphique à Téhéran, puis a poursuivi son cursus à l’École nationale supérieure des arts décoratifs de Strasbourg (ENSAD) en France. Très impliquée à l’Atelier circulaire, elle utilise actuellement la gravure pour porter un regard sensible sur les êtres qui nous entourent mais qu’on ne voit plus.

Marie-Charlotte Franco – Ton initiative la plus récente, intitulée Side Effects, a fait l’objet de deux expositions solos à Atoll art actuel (2019) puis à la galerie de l’Atelier Circulaire (2020), en plus de l’exposition collective ce qui du monde se prélève permet à l’œil de s’ouvrir à la Galerie de l’UQAM (2020). Peux-tu nous en dire plus sur ce corpus et sur sa conception ?

Shabnam Zeraati – Ce travail parle de la disparition et de la migration des espèces vivantes et découle de la série de dessins Where to Stay (2017-2018), qui est une sorte d’imagier encyclopédique des mammifères qui migrent. Le livre, d’une dizaine de pages, débute avec un dessin de bison et finit avec un être humain. De ce lien qui existe entre les êtres vivants, j’ai eu envie de faire une plus grande encyclopédie des espèces en voie de disparition en considérant aussi les similitudes qui existent avec nos propres migrations. Le réchauffement climatique entraîne la mort de plusieurs espèces animales mais aussi des déplacements de populations, comme c’est le cas en Syrie. Je voulais lier ces enjeux avec notre responsabilité. L’ensemble de Side Effects (2019-2020) se décline donc en deux parties : un volet est consacré aux moulages de mains en plâtre et un autre à la représentation d’animaux en voie de disparition.

Les moulages ont été réalisés pendant deux ateliers organisés grâce à Atoll art actuel avec onze jeunes de l’école secondaire Le Boisé, ainsi qu’avec des familles nouvellement arrivées sur le territoire et d’autres originaires de la région du Centre-du-Québec. Je leur ai proposé de faire des mains qui donnaient l’impression de demander de l’aide. Ces rencontres étaient vraiment intéressantes et ont permis de mieux se connaître. Le résultat a été montré à Atoll art actuel, qui avait déjà exposé ma série Majorité visible (2017) sur les expériences migratoires difficiles et la violence qui en découle.

À côté, j’ai décidé de représenter les animaux en voie de disparition d’après une liste du gouvernement du Canada. Pour faire ressentir l’idée de disparition, j’ai utilisé la technique de la gravure en taille douce et le gaufrage. Certaines œuvres en ocre sont relativement visibles et d’autres sont blanches sur le papier blanc. Sur les murs de la galerie de l’Atelier Circulaire, les gravures disparaissaient graduellement et les sujets devenaient de plus en plus difficiles à distinguer.

Effectivement, ce ton sur ton et le gaufrage donnaient l’impression d’une disparition lente en laissant une trace éparse. Le gaufrage pouvait également faire allusion aux empreintes d’animaux préhistoriques fossilisés. À ce propos, il semble que tu utilises des techniques différentes selon tes séries. Comment les choisis-tu ?

Pour chaque nouvelle œuvre, je choisis ce qui peut répondre le mieux possible au concept que j’ai en tête. C’est important pour moi de produire les œuvres du début à la fin et j’aime apprendre de nouvelles techniques. Quand je choisis une technique, je pense aussi à la liberté qu’elle me donne pour m’exprimer. Chaque fois, c’est un nouveau défi. J’utilise la gravure de manière plus systématique depuis 2018 et notamment pour mes deux dernières séries, Analgésie congénitale (2017-2018) et Side Effects. Pour cette dernière, je trouve justement que la taille douce, l’impression blanc sur blanc et le gaufrage répondent bien à l’idée de la disparition. Les visiteurs ont pour la plupart déjà vu des planches d’animaux gravés et arrivent à faire des liens avec mon propos. Par ailleurs, j’ai choisi le plâtre pour les moulages parce que c’est un matériau naturel et fragile qui peut facilement renvoyer au réchauffement climatique et à la destruction des écosystèmes. Le fait d’organiser des ateliers était également une expérience nouvelle. De nature plutôt timide, j’ai tendance à m’exprimer par le dessin. C’était très intéressant de sortir de ma zone de confort et de travailler avec des personnes que je représente dans mon travail.

Vue de l’exposition Effets collatéraux (2020)
Galerie de l’Atelier Circulaire
© Atelier Circulaire

Le choix du noir et du blanc est également directement relié au sujet que tu traites et répond aux objectifs formels de tes œuvres.

Effectivement. Pour les œuvres politiques et sociales, comme c’est le cas dans les séries Analgésie congénitale et Assemblée générale des actionnaires (2014-2015), le noir permet de montrer la gravité des événements dont je parle. Par sa lourdeur, il transmet la force du message et évoque aussi notre insensibilité à force d’entendre les mêmes histoires tristes diffusées par les médias. Pour Side Effects, c’est le procédé inverse qui permet de transmettre la violence du sujet. Les petits formats auxquels s’ajoute le blanc sur blanc permettent aux spectateurs de ressentir la disparition, l’effacement progressif et cela, de façon délicate.

Comme si tu voulais que le spectateur entre dans un dialogue intime et direct avec les détails pour qu’il ne puisse pas y échapper, les oublier. Ce procédé permet de développer des sensations et des sentiments très profonds comme l’empathie, la révolte, l’impuissance en invitant le public à se mettre à la place des êtres vivants représentés. Tes œuvres dévoilent la violence, la multiplicité des situations difficiles, voire invivables. Ta pratique s’inscrit également dans une démarche ouverte sur le monde qui nous entoure mais qui est souvent invisible, et notamment la situation des immigrés.

Je suis iranienne et même si j’ai immigré deux fois, je trouve que ce processus a été très facile comparativement aux personnes qui sont parties par bateau, ont perdu leur famille et tentent de survivre. Je peux sentir à quel point c’est difficile. Comme on n’entend pas souvent leurs voix, je voulais dans Majorité visible montrer le cauchemar que ces personnes vivent. Comme si tu voulais crier mais que tu ne pouvais pas parce que rien ne sort. Malheureusement, la plupart du temps, on a une sorte de peur que ces personnes envahissent, volent le travail, etc. L’essai d’Amin Maalouf intitulé Les identités meurtrières (1998) m’a beaucoup aidée à comprendre cette question et le réflexe de l’être humain à trouver des boucs émissaires.

Tes œuvres sont finalement en constante tension entre la violence qu’elles expriment ainsi que l’empathie et le sentiment d’urgence qui en résultent. Ces deux pôles sont toujours reliés. Il y a beaucoup d’émotions qui ressortent de ton travail exposé, et notamment par l’effet d’accumulation. Comment réagissent les spectateurs face à tes œuvres ?

J’aime raconter des histoires, sans doute du fait de mon bagage familial et culturel. Mon travail est donc très narratif et j’aime qu’il puisse être compris et interprété par le public, selon son propre vécu et son imagination. L’accessibilité de mes oeuvres à toute personne familière ou non avec le milieu de l’art est très importante pour moi. Les réactions sont en général positives et amènent à un dialogue très intéressant où chacun apporte un peu de son histoire.

Pour finir, pourrais-tu nous en dire plus sur tes projets en cours et à venir ?

Actuellement, je poursuis les gravures d’animaux de la série encyclopédique Side Effects. À l’avenir, au lieu de me concentrer sur l’actualité récente, j’aimerais peut-être traiter de sujets historiques puisqu’il est flagrant de constater que l’histoire se répète.