Stanley Février

La pratique artistique de Stanley Février est tentaculaire, en raison d’abord de l’intensitéde sa production – son travail a été inclus dans 53 manifestations au cours des dix dernières années ! –, puis de la diversité des formes qu’il exploite – sculpture, photo, installation, écriture, œuvre Web, dessin, vidéo, performance –, enfin de la multiplicité des stratégies qu’il déploie – expositions « classiques », installations engagées, œuvres participatives. Ses récentes créations abordent les effets et les causes de la violence liée aux questions identitaires et à l’institutionnalisation des inégalités. Au moment de notre rencontre, les nombreux éléments de sa nouvelle installation, Les grands espoirs, remplissaient son atelier situé à l’intérieur du métro Longueuil, dans les « studios éphémères ».
Charles Guilbert – Qu’est-ce qui est à l’origine de ce nouveau projet ?
Stanley Février – Depuis trois ans, je m’interroge sur le regard que l’autre porte sur moi en tant qu’artiste québécois, canadien, d’origine haïtienne. Avant mon arrivée au Québec, à l’âge de 13 ans, je ne m’étais jamais vu noir. Mais ici, c’est ainsi qu’on m’a nommé. Je me suis récemment intéressé aux définitions qui ont été établies par les gouvernements, notamment au courant des années 1980, dans la foulée du chantier de l’équité salariale – qui visait d’abord les femmes et qui a plus tard été étendu aux groupes ethnoculturels. « Minorité visible », par exemple : « Il s’agit de personnes autres qu’autochtones, qui ne sont pas de race blanche et qui n’ont pas la peau blanche. » Bien qu’elles soient liées à un désir d’intégration, ces définitions s’inscrivent dans la continuité de l’histoire du racisme. J’ai commencé par filmer des passants à qui j’ai fait lire ces définitions. Puis j’ai cherché à exprimer par la création l’effet déformant qu’elles ont sur ma propre identité.

Courtoisie de l’artiste
Dans votre atelier, il y a des photos en noir et blanc, des bustes en plâtre et de grands dessins. Qu’est-ce qui les unit ?
Tout ça fait partie d’un même mouvement de création. D’abord, j’ai pris des photos d’une performance que j’ai faite en solo dans mon atelier, et dans laquelle j’interagissais entre autres avec une forme malléable faite de silicone. C’est cette forme qui a ensuite servi de moule pour réaliser les sculptures en plâtre, où l’on voit ma tête et mon buste déformés. J’ai photographié les sculptures, et les dessins ont été créés à partir de la projection de ces photographies, en collaboration avec l’artiste Frantz Patrick Henry. La transformation est donc pour moi à la fois un thème et une méthode de création qui favorise le passage d’une discipline à une autre.
Dans les photos de la performance, qui rappellent la très belle série The Last War (2009), il y a beaucoup de mouvement, des jeux de cache-cache, des déplacements…
Il y a une urgence dans mon travail, notamment parce que je me nourris de l’intensité des choses qui se passent dans la société et dans ma propre vie. Je suis sensible aux violences qui sont dévoilées, notamment par les femmes. Il y a ce qu’on laisse voir, et ce qu’on désire voir. Si je m’expose, c’est dans l’espoir que d’autres aussi se dévoilent.
Et qu’est-ce qui se passe durant une telle performance ?
Je me déshabille, je m’habille, je me déshabille. Il y a les cordes du suicidé. Il y a des objets que je traîne toujours, dont la chaise, qui est pour moi un symbole de pouvoir. Dans cette suite de mouvements, je me déconstruis, jusqu’à sentir ma propre mort. La déconstruction, c’est aussi le devenir. Ne pas s’arrêter à quelque chose, ne pas être défini dans quelque chose.
Il y a une urgence dans mon travail, notamment parce que je me nourris de l’intensité des choses qui se passent dans la société et dans ma propre vie.
Pourquoi cet attrait pour le plâtre et pour le moulage ?
La société – et le milieu de l’art aussi – cherche à figer l’individu. Moi, j’utilise le moulage et le plâtre, qui figent, en laissant le hasard agir. Je déconstruis et déforme spécifiquement parce que je ne veux pas être figé dans quoi que ce soit. Le plâtre, c’est aussi ce qu’on utilisait pour faire le portrait des cadavres… et mes propos sont souvent liés à la mort, aux fusillades, à la violence. À la fragilité aussi. Ces sculptures très minces, qui reproduisent en quelque sorte la peau, sont toujours près de casser. Et puis il y a le blanc du plâtre, qui n’a selon moi rien à voir avec la pureté. J’essaie même d’en montrer le côté négatif, comme dans cette chair (2017-2019), une sculpture de moi à genoux que j’ai présentée à la Galerie de l’UQAM dans le cadre de l’exposition Over My Black Body1. Ce noir, il est blanc quand on le voit. Ainsi, c’est l’autre que je projette ; celui qui a provoqué la souffrance.

Courtoisie de l’artiste
La figure de l’écrasement est présente depuis tes premières œuvres, dans lesquelles on retrouve notamment des œufs brisés et des formes compressées. Ici, c’est le corps, et surtout le visage, qu’on voit écrasés.
Comme individu, on porte une charge affective qu’on ne montre jamais. Il y a une sorte de mur qui nous sépare de l’autre. C’est cet écrasement-là qui m’intéresse. En se révélant comme je le fais, on frappe un mur. Même dans le milieu de l’art, tu ne peux pas être « trop » : il faut que tu sois contemporain, mais tu ne dois pas trop déranger. Combien de fois m’a-t-on dit que j’étais trop politique, trop engagé, trop ci, trop ça ? Il faut être doux, gentil. En tant qu’artiste, ça ne m’intéresse pas. Je veux faire mon travail, comme le mécanicien, le plombier ou le pompier. Le pompier ne dira pas : « Le feu, c’est trop dangereux, je n’irai pas ! » C’est la même chose en art. Comme le disait le peintre Henryk Stazewski : « L’artiste qui ne lutte pas dans son travail travaille contre l’art. »

Techniques mixtes, 181,5 x 137 cm
Courtoisie de l’artiste
Et puis, il y a ces grands dessins en noir, sur toile blanche, qui évoquent pour moi la souffrance.
Je n’avais pourtant pas ça en tête. Ce qui m’intéressait, c’était de renverser l’ordre des choses. Le dessin est souvent utilisé en début de processus, par exemple pour esquisser des sculptures ; ici, c’est l’aboutissement des transformations. En fait, pas vraiment, puisque les gens transforment encore le travail en l’interprétant. Ils créent l’œuvre à leur tour. Une femme, l’autre jour, est entrée dans l’atelier, a regardé une toile et s’est mise à pleurer en disant : « C’est comme ça que je me sens intérieurement. » Elle s’est assise et m’a parlé d’elle, de son alcoolisme, de sa vie de mère monoparentale. Mon art se nourrit de ces rencontres. Le fait que, dans une autre vie, j’ai œuvré dans le milieu communautaire n’y est sans doute pas étranger. J’aime l’humain. C’est ce qui me fascine. Les gens me confient des choses, et je me demande comment il est possible de mettre ça en art. La création doit permettre une prise de conscience du « je », du « nous », et du pouvoir. C’est, pour moi, un outil de changement social, de transformation.
(1) Cette sculpture a été acquise par le Musée national des beaux-arts du Québec.