Je me suis approchée des Ami.e.s du rêve_The Dreamers par le flanc d’une butte, observant en contrebas des tissus colorés qui s’agitaient, frémissaient dans l’espace. Lorsqu’une zone s’apaisait finalement, à un autre endroit et de plus belle, les draps étaient relancés. Sous le soleil de juin, 150 enfants réunis dans un cercle occupaient un parc de Pointe-Saint-Charles, à Montréal, cherchant tour à tour à s’assoupir et à accrocher le vent. L’artiste Sylvaine Chassay, portant haut son sablier, venait de donner le signal d’une grande sieste collective.

Cette manifestation publique représente la face visible ainsi que le point culminant d’un important processus de création. Au cours de dix-neuf semaines et en étroite collaboration avec des élèves de quatre à douze ans, francophones et anglophones, l’artiste a aménagé un espace pour le rêve1. L’idée générale était la suivante : à la suite d’une série d’explorations sur le thème, inviter chacun et chacune à formuler « son rêve », à le retranscrire manuellement sur un drap, pour s’en envelopper au moment attendu, une sieste au grand air dans un parc du quartier.

Les ami.e.s du rêve_The Dreamers (2018)
Parc Le Ber, Pointe-Saint-Charles, Montréal
Photo : Annie Tremblay

Une telle occupation collective de l’espace public, empreinte de candeur et d’audace, s’inscrit dans le droit-fil des travaux antérieurs de Sylvaine Chassay. Déjà, en 1999, Grand ménage du printemps se tenait sur les quais de Marseille. L’artiste y proposait une cure du printemps, conviant les passants à souffler leurs idées noires dans des ballons. À Saint John, au Nouveau-Brunswick, avait lieu The Carrier (2014), alors que sur des écrans miniatures fixés à sa robe, elle recueillait auprès des citoyens les mots « pesant trop lourd ». Elle traversait ensuite la ville à pied, chargée de confidences, pour jeter symboliquement ces dernières du haut du pont des Reversing Falls, là où le cours des eaux s’inverse à marée montante. Quelques années plus tard, elle mettait en place le parcours artistique Ritmi (2017), dans le village de Villatalla en Italie. Elle conviait le public à s’allonger sur de grands coussins circulaires, une embouchure d’entonnoir portée à l’oreille et une autre à la poitrine de son voisin, pour une séance d’écoute mutuelle de battements de cœur. Se situant à la jonction de l’art contextuel et participatif, le travail de Sylvaine Chassay décline ainsi depuis près de vingt-cinq ans des formes et des gestes volontairement simples. Ce travail découle d’une observation fine et personnelle de nos modes de vie occidentaux, de nos rapports aux technologies, de nos valeurs, collectives et individuelles. 

Considérer les détails  et préparer le rêve

C’est dans l’obscurité des Ami.e.s du rêve, dans sa face invisible pour le public, que les rêves ont trouvé leur terreau. La phase prépa­ratoire, celle des visites dans les écoles et le CPE, a été travaillée avec soin puisqu’il s’agissait de définir et de façonner le « territoire du rêve ». Dans cet exercice, Sylvaine Chassay a tenu à mettre de l’avant partout et en tout temps le geste artistique, sans compromis, conduisant les séances en classe comme autant de « rencontres performatives ».

Le projet s’est développé dans la discrétion avec un grand égard aux détails et au rituel. L’artiste a distillé une partition souple où figuraient méditation, échanges, explorations par l’écriture, le dessin et la promenade. Tout – les vêtements de l’artiste, la manière de réunir les enfants, de leur parler, de mesurer le temps (deux tours de sablier pour une heure d’atelier) – concourrait à façonner une étoffe pour que les rêves s’énoncent. À chaque rencontre, les draps colorés étaient déjà disposés en cercle, en guise de marqueurs d’un territoire éphémère. Les enfants venaient s’y asseoir pour renouer avec le projet et le nourrir, semaine après semaine. Cet espace symbolique avait un nom, des couleurs, un rythme. Les enfants ont vite compris qu’il appartenait à un autre espace-temps et, surtout, qu’ils pouvaient y contribuer.

Une telle occupation collective de l’espace public, empreinte de candeur et d’audace, s’inscrit dans le droit-fil des travaux antérieurs de Sylvaine Chassay.

Quel rêve ?

L’artiste propose donc d’accorder une attention soutenue au « rêve », de lui associer des zones spécifiques pour qu’il puisse s’exprimer. Or, de quel rêve s’agit-il ? Lorsqu’on lui demande si l’onirisme est en jeu, Sylvaine Chassay s’oppose. Non, il ne s’agit pas du rêve pris dans un sens psychologisant. Il ne s’agit pas d’une vidange du jour dans la nuit, ni d’un support de manifestation de l’inconscient. Alors, quel est-il ? Relève-t-il du régime de la nuit, d’une sensation d’irréalité ou encore d’un souhait pour l’avenir – rêver d’être riche, d’aller dans l’espace ? Ces rêves formulés par les enfants ont-ils été soufflés à leurs oreilles par les multiples canaux d’influence qui les encadrent ? Par les jeux, les émissions, les programmes scolaires qui leur sont destinés, lesquels anticipent leurs goûts, leurs questionnements, leurs souhaits ?

Ce flou conceptuel était délibéré, puisque Sylvaine Chassay a défini ce qu’elle nomme le « territoire du rêve » de concert avec les enfants. Sans balayer à tout prix les conditionnements en présence, l’artiste a usé de diverses stratégies de contournement (contemplation, dérive, échange à bâton rompu). Elle a voulu inviter les enfants à cultiver le discernement et à se brancher sur leur « nature propre ». Ainsi, à partir d’une approche inclusive, à pistes multiples, et où il n’y pas de bonne ou de mauvaise réponse, elle a cheminé de découverte en découverte pour recueillir leurs visions.

Les enfants ont esquissé les profils du rêve tel qu’ils l’entendaient, soutenant par exemple qu’il sert « à nous détendre », « à avoir une autre vie », « à enlever le noir de la nuit ». S’il s’y trouve des lieux communs, l’artiste les a embrassés tous, accompagnant les enfants dans l’approfondissement de leurs explorations. Jusqu’à ce qu’ils puissent transcrire à grande échelle sur leur drap leurs rêves de vivre dans les bois, de rendre visite à grand-papa, d’un arbre avec de grands bras ou encore la fantaisie de cheminer, tout doucement, sous l’eau.

Sylvaine Chassay a ouvert aux enfants les rouages intimes de son processus créatif : contempler la vie telle qu’elle se présente, puis voir où il est possible d’intervenir, pour proposer une perspective autre ou pour pallier un manque. À l’heure du projet, le rêve représentait pour l’artiste une aspiration à sortir « d’une vie systématique, robotique, vécue à la course ». Par des gestes artistiques menés collectivement (parole, image, présence), elle a fait le pari d’aménager des temps de respiration où, qui sait, il serait possible de se reconnecter à soi, de capter la « magie » autour. Sur son drap vert acide, elle a voulu se rappeler, d’abord pour elle-même, que l’« état de rêve » demeure à portée de main, pour peu que l’on revienne à cette base formée par « le moment présent et l’imaginaire2 ».

Traverser les écrans

Avec Les ami.e.s du rêve, Sylvaine Chassay a voulu « valoriser le temps qu’on accorde au rêve dans une époque obnubilée par la vitesse, la réactivité et la satisfaction immédiate ». Comme un baume, cette œuvre convoque une réappropriation humble, désarmante de simplicité, des promesses des technologies de l’heure, et en appelle à favoriser les contacts directs tout comme un ralentissement général.

De manière étonnante, la dimension artisanale du projet s’inscrit en continuité directe avec la pratique de l’artiste, laquelle se nourrit de l’esthétique, des enjeux et des modes opératoires des nouvelles technologies. On réalise que le rectangle du drap se fait variation de l’écran et même du pixel, s’inscrivant dans une chaîne visuelle et sémantique qui traverse l’ensemble de sa pratique. Toujours dans des contextes participatifs, l’artiste peut tantôt faire émerger la substance pixellisée de l’image, sa structure abstraite, tantôt revisiter la forme de l’écran, exposant l’intention communicationnelle dans sa forme la plus dénudée, élémentaire. Ici, les repères technologiques se font plus subtils. Les écrans à cristaux liquides font place aux écrans tactiles, textiles, ornés de traces faites main, qui affichent à l’échelle du corps des projections libérantes.

Ondoiements

Il y a le projet tel que l’artiste l’a rêvé et celui qui a eu lieu, pour l’ensemble des 177 enfants y ayant participé. Est-ce que l’un est plus réel que l’autre ? Le rêve est-il vraiment venu s’apposer sur le drap, où on l’attendait ? Au jour de la première sieste collective, tandis que les élèves s’amusaient avec le vent, oubliant momentanément la vision et les consignes de l’artiste, j’ai entrevu une manifestation furtive, un peu brouillonne, qui cherchait à s’instaurer. Jouer avec la butte, avec le vent, avec les draps, avec le fait d’être ensemble, feindre enfin le sommeil : au sein de la structure proposée, les enfants ont trouvé, comme toujours, une brèche à explorer. Et c’est possiblement dans le mouvement impré­visible des draps, dans ce qu’ils déplacent d’air, que les rêves des enfants se sont fait entendre. 

(1) Projet réalisé en collaboration avec l’École Jeanne-LeBer, la St. Gabriel Elementary School et le CPE Les enfants de l’Avenir.

(2) Je tiens à remercier Sylvaine Chassay de m’avoir accordé son temps pour un entretien, et de m’avoir donné accès à ses notes sur le projet, deux sources essentielles dont sont tirées les citations présentées dans le texte.