Vues avec des maisons, maisons éparpillées dans le paysage, compositions avec des barques et des doris, falaises autour du Rocher et le Rocher Percé lui-même, voilà les thèmes sous lesquels s’organisent les tableaux gaspésiens d’Alberto Tommi.

Alberto Tommi, ce peintre mort inconnu à Percé en 1959 et depuis presque tombé dans l’oubli, est en train de sortir de l’ombre grâce aux efforts du Musée Le Chafaud de Percé, auquel se sont associés la Collection Tommi-Guité et quelques collectionneurs privés. À l’initiative de son directeur, Jean-Louis Lebreux, le Musée expose en 2013 une quarantaine d’œuvres de l’artiste – essentiellement des paysages de la région – organisées de façon à mettre en valeur les tableaux qui ont pour sujet le Rocher Percé lui-même et les falaises avoisinantes. Pour donner une profondeur rétrospective à l’exposition, quelques toiles exécutées au Mexique sont aussi présentées, car elles précèdent ou accompagnent la période gaspésienne du peintre, c’est-à-dire les onze dernières années de sa vie mais qui sont, en fait, celles de sa maturité artistique, celles où il a produit son œuvre essentielle. Deux ans avant sa mort, il fondera avec Suzanne Guité, sa femme, artiste elle aussi, le Centre d’art de Percé en précurseur du Musée actuel, créé en 1983.

Transmutation d’une âme italienne

Sa biographie dessine un jeune homme fougueux plutôt rêveur, parfois taciturne et quelque peu bagarreur. Espiègle aussi, car un peu plus tard il n’hésitera pas à faire attribuer à son maître, Filippo de Pisis, dans une exposition, des œuvres peintes par lui… C’est là la marque d’un caractère énergique, entreprenant, qui ne doute de rien et surtout pas de lui. Orphelin de père, la réconciliation avec son maître lui procure un transfert œdipien réussi, à bon compte, à l’italienne, si j’ose dire ! Il faut pour compléter le portrait lui ajouter cette finesse toscane fondée sur l’alliage d’une simplicité humaine et d’une profonde intelligence du cœur, devant laquelle s’effacent tous les vernis critiques de la fausse culture ; surtout en art. Surtout à Florence.

En 1948, l’année de Refus global, Alberto Tommi rencontre, précisément à Florence, sa future femme venue étudier la sculpture en Italie. Très vite, le couple n’a qu’un but et va rapidement le réaliser : s’installer à Percé, qui est le pays d’enfance de Suzanne. Et c’est là, face au Rocher, cette « cathédrale d’Amérique du Nord1 », que va s’effectuer la lente transmutation d’une âme italienne nourrie de légèreté et de virtuosité faciles, mais sans doute un peu superficielles, en un esprit qui va s’intérioriser pour s’approfondir en se simplifiant sans cesse. Du moins, si on en juge par le choix des œuvres présentées.

Pour comprendre cette intériorisation et cette simplification esthétiques, il faut revenir en arrière afin de rendre compte du jeu des influences qui a pétri l’apprentissage du peintre entre 1940 et 1947. Dans les années 1940, jusqu’en 1945, l’Italie est soumise à la dictature du fascisme, dont la censure empêche toute ouverture avant-gardiste des milieux artistiques. On s’en tient à la tradition, à l’académisme et, pour les plus anticonformistes, au mouvement Macchiaioli florentin ; les peintres de ce mouvement pictural tachiste et vériste sont remis à l’honneur en ce moment même à Paris au Musée de l’Orangerie2, dans une exposition qui leur donne toute la valeur qu’on accorde aux Impressionnistes français ; Degas les a d’ailleurs rencontrés à Florence entre 1856 et 1860 ; eux de leur côté ont fait quelques séjours à Paris. Filippo de Pisis, qui a enseigné la peinture à Alberto Tommi, est directement associé à ce courant Macchiaioli. Et l’anecdote de la fausse attribution d’œuvres à son maître montre que, à l’évidence, il en avait assimilé la vision impressionniste et la conception sociale vériste. C’est donc avec ce bagage néo-impressionniste parfaitement maîtrisé que Tommi arrive à Percé en 1949.

La force brute du paysage

Qu’il y ait des lieux où souffle l’esprit, des collines inspirées, des lacs sacrés… c’est ce que nous permettent de ressasser ces métaphores bibliques ou celtiques, qu’on ne s’étonne même plus de retrouver comme archétypes dans le légendaire oral amérindien. Par exemple dans le mythe de « La Vieille à l’origine du monde ». Celle-ci n’avait pas fini de disposer collines et falaises propres à définir le fleuve Saint-Laurent pour le distinguer de l’océan. La Vieille avait encore beaucoup de collines dans son tablier et notamment le Rocher Percé. La nuit venant et avant que l’obscurité ne s’installe, la Vieille vide son tablier d’un seul coup, un peu au hasard. Et c’est ce qui explique ces chapelets d’îles bombées comme au Bic ou à Rimouski, et c’est ce qui explique l’isolement inattendu du Rocher avec son merveilleux fouillis d’îles et de falaises formant l’indescriptible littoral qui lui fait face.

On imagine sans peine la fascination qu’a pu ressentir ce jeune peintre pétri de douceur humaniste et de culture antique face à la force brute d’un paysage sculpté à même la puissance des éléments. Et qu’accentue encore la forêt sauvage d’un arrière-pays insaisissable aux contours illimités. C’est le choc absolu. L’étreinte. À la manière dont le froid, l’hiver, étreint le pays tout entier…

Tel est le lieu, et l’esprit du lieu, qui vont s’emparer de l’esprit du peintre.

Quatre éléments organisent autour d’eux la production des tableaux gaspésiens d’Alberto Tommi, sans qu’on puisse pour autant parler de thèmes ni de périodes, dans la mesure où tout se chevauche, se superpose et s’influence continuellement. Il s’agit tout d’abord des vues avec des maisons ; maisons éparpillées comme des jouets dans le paysage sans jamais prendre la consistance d’un village, comme si la nature était trop forte pour permettre que prenne forme l’ordre humain. Il s’agit ensuite des arbres, sous-bois ou détails de forêt qui, parfois, s’ouvrent sur le panorama du Golfe comme éventrés par lui. On trouve également un grand nombre de compositions avec des barques, des doris, presque toujours en premier plan, qui constituent le mystérieux pivot autour duquel s’ordonnent ces compositions. Faut-il parler d’îles flottantes ou des voyages immobiles d’un immigrant ? Enfin, il y a les falaises autour du Rocher et le Rocher lui-même, sorte de point d’orgue du déploiement de cette œuvre tout au long d’une décade.

Parfum d’éternité

Une fois dégagés ces quatre éléments, un détail frappe : l’absence presque totale de figures humaines significatives ; leur vacuité et même leur inutilité lorsqu’elles apparaissent, rarement, côtoyant les barques. Enlevez-les, vous n’enlevez rien3 ; mieux, vous améliorez le tableau. Comme dans Barques I versus Barques II (1955), dont la schématisation stupéfie… Tout simplement parce qu’elle est devenue désormais la démarche générale de l’artiste.

Précisons. Chez Tommi, le traitement des personnages est d’ordre strictement décoratif, comme n’importe quelle surface colorée, dont le rôle assigné par le peintre est de traduire une généralité : barque, forêt, falaise ou pêcheur. Et non jamais d’exprimer la complexité intérieure de la psychologie du visage d’un être humain singulier et unique. Ses portraits sont des sculptures peintes, pas des visages. On ne le voit jamais aussi clairement que dans ses murales : Les métiers de la Gaspésie (1954) et Scène de pêche (1956-1957) ; cette dernière réutilisant presque telle quelle l’une des figures des murales exécutées au Mexique. À remarquer que le dessin de Tommi est caractéristique des années 1950, précisément par cet aspect structurellement décoratif, pour ne pas dire architectural. Un dessin de construction, dont seule la peinture – l’à-plat, ou la tache, ou l’empâtement… – va lui permettre de s’en affranchir. Degas disait : « On naît dessinateur, on devient peintre ». C’est le cas pour Alberto Tommi, qui n’accomplira jamais aussi puissamment la peinture qu’en la simplifiant à l’extrême, face au Rocher, dans quelques toiles comme Rocher Percé (1956), où apparaît l’essence même du paysage « tommien ». Celle-ci est traduite par un jeu d’à-plats brûlants tout à la fois soulignés et brisés par des lignes dures, sombres, glaciales, d’une minéralité absolue, qui exclut même la plus petite allusion à notre existence humaine… Vision d’une force insoutenable, titanesque, au parfum d’éternité écrasant. Et pourtant le peintre, d’une image, ajoute au monde extérieur un monde que le monde ignore et qui, malgré cela, le contient tout entier : le monde de la pensée !

Le tableau intitulé Coin-du-Banc (1957-1958) pousse encore plus loin la création de ce type d’image, qui ne doit absolument rien ni à ce qu’elle est censée représenter, ni aux puissances qu’elle dévoile. Pure conception, elle met en jeu, simplement, la pensée qu’elle matérialise derrière le regard qui la questionne. La pensée d’un peintre absorbant ce qui l’absorbe : le réel.

Noces d’une nature implacable

Il n’est plus question ici de figuration ni d’abstraction, ce qui est devenu le plus creux des discours creux. Je l’ai déjà précisé dans nombre d’articles4.

Il n’est question ici que de peinture.

Il n’est question que de montrer jusqu’à quel point le peintre, même quand il touche à l’absolu, reste le jouet de la réalité.

Le titre Tommi, le huitième du Groupe des Sept, donne à penser – car c’est un don – qu’Alberto Tommi, dans quelques-unes de ses œuvres, paraît assez bien être héritier des Sept. Immigrant, comme certains d’entre eux, apportant comme eux une vision neuve sur un pays dont ils allaient participer à construire l’image et donc à reconstruire le regard, il cherche lui aussi à accomplir une œuvre, non à révolutionner des partis-pris esthétiques, et y parvient quelquefois dans quelques tableaux. Il y a même chez lui une parenté assez nette avec Tom Thomson et plus encore avec Lawren S. Harris et Franklin Carmichael5. C’est bien sûr une mise en perspective d’époque que de parler ainsi, mais cela permet de mieux comparer la qualité atteinte par Alberto Tommi dans ses meilleurs tableaux, tout particulièrement Rocher Percé et Coin-du-Banc, qui comptent sans doute parmi ses pièces les plus remarquables. Ce, afin de donner à celles-ci la place qu’elles méritent en les installant dans l’histoire de l’art du Québec et du Canada.

Dans notre monde artistique contemporain où le cynisme se masque trop souvent sous l’artifice d’une soi-disant critique qui n’est guère qu’un mot d’ordre institutionnel et parfois moins, un simple slogan, n’est-il pas merveilleux de constater qu’à chaque époque une nouvelle génération de jeunes gens naïfs, c’est-à-dire dépourvus de cynisme, pleins d’intelligence et de sensibilité, se met à la tâche d’inventer ou de réinventer ne fût-ce que sur quelques morceaux de toile, un bout de métal, de papier ou de pierre, l’éternelle image de l’éternelle pensée des noces d’une Nature implacable et de l’improbable beauté humaine, si fragile et pourtant si tenace ?

N’est-ce pas ainsi qu’Alberto et Suzanne de Florence sont devenus Tommi et Guité à Percé ? 

(1) La formule exacte de Jean-Louis Lebreux est : « Le Rocher de Percé est la seule cathédrale d’Amérique du Nord. » dans : La légende du Rocher Percé (1995).

(2) L’exposition se tient à l’Orangerie du 10 avril au 23 juillet 2013.

(3) Voir Cap Canon, Mont-Joli, Rocher Percé (1953).

(4) Voir : Le plus haut mépris de la poésie ou La collusion de l’art et du pouvoir marchand, in Vie des Arts, N° 163, (été 1996) ; ie, Via esthética, De l’esprit transcendantal à l’esprit de diathèse : l’alternative esthétique, in : Contemporary philosophy, Aesthetics and Philosophy of Art, p. 363-383, vol. 9, Floistad (ed) 2007 Springer.

(5) Tom Thomson Le pin (1916-1917) ; Lawren S. Harris Maligne lake, Jasper park (1924) ; Franklin Carmichael Quête spirituelle (1925).