Alexis Lavoie : une décennie de peinture devant l’état du monde
Pour ce premier bilan d’une décennie de peinture avec le lancement d’un beau catalogue1, Alexis Lavoie nous convie à sortir des sentiers battus du milieu artistique.
L’exposition nous invite dans les dédales du Centre universitaire de santé McGill, jusqu’à l’Atrium Elspeth McConnell choisi pour cette rétrospective par son Centre des arts et du patrimoine RBC. Il s’agissait pour la Banque Royale du Canada de marquer en beauté la fin, l’an dernier, du Concours de peintures canadiennes RBC lancé il y a vingt ans, dont Lavoie fut lauréat en 20102, lors de la douzième édition. Le retour sur sa carrière en ce lieu inusité n’avait cependant rien d’arbitraire, s’inscrivant dans le droit fil de plusieurs des thèmes de l’artiste, qu’un public tout sauf spécialisé de patients et de personnels hospitaliers pourra découvrir à son aise pour une durée exceptionnelle de cinq mois : un élargissement d’audience qui vaut bien pour Lavoie ce détour hors des circuits de l’art.
Pièces détachées en nature morte
Un échantillon modeste, mais représentatif de son travail trouve en effet sa pleine résonance dans ce contexte, où la précarité du corps et l’ombre de la mort sont moins faciles qu’ailleurs à ignorer. Les plages de couleurs criardes et le ton à première vue enjoué de son œuvre ne sauraient longtemps nous abuser sur l’obscur propos qui s’y dessine en troublantes figures. Le caractère fragmentaire des images qui y surnagent renvoie à l’amalgame hétéroclite dont elles surgissent à travers le filtre saturé des médias comme substance de notre subjectivité – que celles-ci soient glanées sur Internet ou tirées de clichés personnels. Les parties du corps détachées de l’ensemble rejoignent ainsi d’autres objets trouvés dans une zone trouble où les choses représentées se juxtaposent à la frontière entre sensibilité et matérialité.
Quand dans Sans titre (Fruits) (2014) des jambes cheminent sans corps ni tête ni pieds sur le même terrain vaguement dépeint que les fruits d’une nature morte, d’aucuns songeront peut-être que leurs propres membres peuvent aussi être altérés, voire amputés et remplacés par des prothèses, rendant contingente l’intégrité du schéma corporel. L’allusion au démembrement demeure ici subliminale, car les représentations plus littérales qui abondaient chez Lavoie à ses débuts – telles les Découpes d’une série où ce terme de boucherie désignait aussi les contours hard edge des aires picturales – ont fait les frais de la sélection en vue d’un espace institutionnel grand public. De même, il faut connaître l’usage qu’a fait ailleurs l’artiste d’une célèbre photo d’un prisonnier vietnamien juste avant le coup de revolver sur sa tempe pour deviner ce qui cloche dans l’étrange rictus de la tête isolée d’En pièces (25) (2013), surmontée d’une explosion de bédé et flanquée de fleurs floues d’un style puéril.
Les plages de couleurs criardes et le ton à première vue enjoué de son œuvre ne sauraient longtemps nous abuser sur l’obscur propos qui s’y dessine en troublantes figures.
Comme une fête avec une pierre tombale au centre
Les mêmes signes se multiplient avec soleil et serpentins dans Piñata (bleu) (2013) autour d’une calavera. Autre motif récurrent, ce crâne en sucre témoigne de l’attitude enjouée envers la mort qu’ont les Mexicains, la sachant indissociable de cette explosion solaire qu’est la vie – « comme une fête avec une pierre tombale au centre », dit le sous-titre de Remplir le vide (4) (2012, seulement reproduit en catalogue). On le retrouve nous dévisageant du sol entre les trois murs ornés de peintures de Vue et vision (2012), où une paire de ballons d’hélium au plafond souligne la fragilité de ce partage du visible entre sujet et objet, la minceur de la paroi séparant représentation et abstraction, nous divertissant vainement de l’indistinction sous-jacente au réduit du mental.
La vie se consume et se consomme en ces feux d’artifice qui parcourent l’œuvre d’Alexis Lavoie – comme la nuit étoilée d’un triptyque de tableaux petit format repris de son exposition de maîtrise Des restes Humains à l’Université Concordia en 2017 : Sans titre (Dessins d’enfants). Des personnages bâton y font cercle sur la pelouse autour d’un camarade tombé, ou gisent dans des cavités souterraines qu’un conduit relie à la surface, voire à une croix. C’est l’interrogation existentielle naïve et grave des enfants confrontés à la mortalité que Lavoie répercute notamment dans de nombreuses vues de cimetières, pour la mettre en composition avec les objets de consommation qu’accumulent petits et grands dans le but de faire écran à cet inquiétant arrière-plan de l’existence. Ils ont beau se distraire ensemble en Plein-Air (2016) sur un parterre où caisse de bière, ballon de plage et flamand rose se mêlent à la verdure parmi d’autres dégoulinades de peinture, leur loisir affairé ne saurait les soustraire à la sourde menace de l’épais ciel orange Julep qui pèse sur eux.
Face au spectre de la disparition
Les Spectres des couleurs (2014) ont ainsi partie liée avec ceux de la mort – crânes penchés sur l’éventail de leur prisme dans cette œuvre au catalogue. Dans Sans titre (2018), la bande verticale dégradée du jaune au vert jouxte une nappe à carreaux, savamment déployée en losange perspectif comme support aussi bien de lavis de surface que de pommes bien croquées, tandis qu’une main potelée de poupée en émerge pour se saisir d’un fruit qu’épargnent les vers. On serait tenté d’y reconnaître le geste d’Alexis Lavoie, jouant toujours sur plusieurs tableaux en télescopant plans et registres en un seul.
C’est ce que montre encore Jardin 0.4/Pièce/Fusée (2017), semblant évoquer en son absence l’artiste au travail : jeux de société, fruits, bières et objets divers parsèment l’atelier d’où un missile s’apprête à s’envoler à la conquête d’un ciel-plafond chromatiquement dégradé de haut en bas, son fond rouge sang transparaissant par des cadres aux murs, qu’une découpe imparfaite fait osciller entre fenêtres et toiles. Du coup, celle que nous contemplons se fait le miroir de notre propre balancement entre perception et imagination, sur le seuil entre présence et disparition, où l’art et la vie se rejoignent à l’horizon d’excès qui les anime en les minant.
Alexis Lavoie : Devant l’état du monde
Centre des arts et du patrimoine RBC à l’Institut de recherche du CUSM, Montréal
Du 6 juin au 8 novembre 2019
(1) Alexis Lavoie. Une décennie de peinture. Introduction d’Alexandra Kirsh, conservatrice du Centre des arts et du patrimoine RBC du CUSM. Texte de Philippe Dumaine, historien de l’art. Montréal : Éditions Simon Blais, 2019, 63 p., 35 reproductions. Catalogue en vente à la Galerie Simon Blais
(2) Voir Christian Roy, « De peinture et de restes humains : Alexis Lavoie, lauréat du Concours de peintures canadiennes RBC 2010 », Vie des Arts, no 222, printemps 2011, p. 65-67.