Anneaux de croissance

Pour Terre (2020-2021), première phase du projet, les deux artistes ont alterné les séjours de prospection sur un lot à bois situé dans la petite localité de Saint-Nazaire, au Lac-Saint-Jean, avec les périodes de recherche, de création et de collaboration. L’exposition de cette première phase d’Entre terre et ciel, au Centre des arts et de la culture de Chicoutimi, présente une somme d’entrelacs et de strates : ceux des phénomènes naturels, que ce soit à l’échelle d’une saison ou du cosmos, ceux des différentes occupations du territoire (géologiques, cataclysmiques et humaines), et enfin, ceux des prospections et des productions, qu’elles soient forestières ou artistiques.

Ce qui frappe en découvrant l’espace, c’est le foisonnement de matériaux et de disciplines artistiques convoqués dans la réalisation de la douzaine de pièces proposées. Trois dispositifs qui mettent en scène des fragments laissés en forêt par la conquête humaine occupent la salle, artefacts rongés par les éléments et arrachés à la litière forestière par les deux artistes. À la fois sculptures et installations, ces montages accueillent ici de la vidéo, là une trame sonore minimale des chants d’égoïnes jouées par Baribeau-Marchand et Tremblay. Ces chants rappellent des cris d’animaux étranges, des gonds ou des pentures rouillées, de celles des constructions humides et sombres où la nature reprend ses droits.

Sur les murs de la galerie, deux grandes photographies, quatre cahiers poétiques présentant les différentes étapes de leurs prospections et un essaim de petits cadres circulaires de bois dialoguent avec les pièces montées au sol. Partout, des marques de peinture de martelage et des rubans et cordes orange, utilisés en foresterie pour stérer l’espace, balisent les œuvres aux teintes déliquescentes.

Le plus important des dispositifs, Horizon O (2022), sorte de monolithe renversé ou de radeau fait de ruines d’un campement, commande d’emblée cette tension entre la régénération et la décomposition, l’inscription humaine dans le territoire et son inéluctable ensevelissement par la nature qui pulse tout le parcours. Ce grand rectangle autour duquel on circule et dont la face est tournée vers le ciel donne aussi à penser à une coupole de radiotélescope, comme s’il dialoguait avec toutes les pièces qui le ceinturent. Les deux imposantes photographies en toile de fond qui s’intitulent justement Constellations de sol (2021) exacerbent ce sentiment. Aux cycles où s’enchevêtrent les métamorphoses de la nature et des construits humains qui tentent d’en prendre la mesure et de la maîtriser s’ajoutent ceux de ce temps cosmique, renvoyant précisément notre présence en ce monde à un épisode fugace, presque insignifiant. Les voix du sous-bois (2022), simulacre d’une flamme, vacillant dans un vieux poêle sous un abri précaire, et Camp de feu (2022), autre reste d’une occupation où les artistes ont récupéré une chaise droite transformée jadis en poste d’aiguisage, donnent elles aussi à voir l’impermanence de la présence humaine, son incapacité à dominer cette nature qu’elle mesure, circonscrit, consomme et exploite, et qui reprend toujours ses droits.

L’évocation de cet échec dans notre tentative de maîtrise et d’appropriation de la nature est également amplifiée par l’établissement de deux parcours s’entremêlant tout au long de la visite. Le premier, naturel, est celui que l’espace appelle, semblable aux pérégrinations que la forêt impose quand on s’y aventure. S’ajoute celui qu’inscrivent les artistes sur le plan présenté à l’entrée, proposant un second réseautage des œuvres, une autre façon de circuler et de lire les repères. En s’entrelaçant, les parcours se brouillent l’un l’autre, nous plaçant dans ce singulier état souvent vécu en plein bois, quand la carte et le territoire ne semblent pas concorder et que le regard passe du mode contemplatif au mode repérage. C’est là que les cahiers Abîmes, Filons, Marquages, et Météo (autoédition, 2022) entrent en jeu. Catalogues encyclopédiques illustrant les fouilles des deux artistes, ils nous aident à revenir sur nos pas et nous guident à travers les marquages et martelages orangés qui se répondent dans la salle d’exposition. L’ensemble nous laisse percevoir que notre passage comme espèce, ce moment où la croissance individuelle comme collective se déploie, n’est qu’un anneau qui se fond parmi l’infinité de ceux constituant le Temps et l’Espace. 

(Exposition)

ENTRE TERRE ET CIEL
MAGALI BARIBEAU-MARCHAND ET MARIANE TREMBLAY
CENTRE DES ARTS ET DE LA CULTURE DE CHICOUTIMI
DU 27 JANVIER AU 23 FÉVRIER 2022