Alors que l’on parle à tout va d’obsolescence programmée, que le temps passé devant une œuvre d’art n’excède pas quelques secondes, l’exposition Contemplation for obsolete objects propose aux visiteurs de s’arrêter pour suspendre le temps et s’immerger dans la mémoire d’Antonietta Grassi que prolongent ses toiles récentes.

Il y a cinq ans, en 2013, Antonietta Grassi a été confrontée au décès de ses deux parents survenu dans un court intervalle de temps. L’artiste doit alors vider la maison de son enfance. Des vieux objets empreints de souvenirs ont surgi. Qu’en faire ? Les garder ? Les donner ? Les jeter ? Antonietta doit se débrouiller. Petit à petit, les pièces se dénudent. Cuisine, salon et chambres deviennent des cubes désincarnés, le cocon familial autrefois surchargé apparaît comme une pure géométrie. S’engage alors pour l’artiste un processus de réflexion sur l’espace. Il donnera naissance aux perspectives gauches qu’on observe aujourd’hui dans ses toiles. Ces perspectives constituent un nouvel ordre après le désordre du deuil, en même temps qu’une manière de garder la mémoire des objets de la maison. Parmi ces objets, certains fonctionnent à l’aide de technologies dépassées (télécopieurs, machines à coudre) ; Antonietta Grassi dévoile ce monde intérieur. La déformation des figures qu’elle dépeint se propose alors comme le résultat de la dissection qu’elle entreprend, mais aussi comme le signe du temps qui passe.

Un an plus tôt, le 21 janvier 2017, de grandes marches féministes ont lieu un peu partout dans le monde. À Washington, des milliers de femmes coiffées d’un bonnet rose envahissent les rues. Spectatrice lointaine de l’événement, Antonietta Grassi voit rapidement le rose envahir ses toiles. Le phénomène ne la surprend pas vraiment, l’artiste se définissant volontiers comme une éponge : tout ce qu’elle voit, vit et ressent motive son travail. Un câble électrique s’entortille au coin de l’atelier, et l’orange apparaît quelques jours plus tard dans ses tableaux. Aujourd’hui, c’est la condition de la femme qui occupe ses réflexions. Mais, plutôt que de se consacrer à une représentation littérale, l’artiste s’emploie à opérer un acte de reconnaissance tout en finesse envers des artistes qui l’ont inspirée (Helen Frankenthaler, par exemple) et des petites mains à jamais inconnues, les travailleuses des pink-collar jobs notamment (représentées dans My job is very boring I’m an office clerk).

Liminal Spaces, 2017. Acrylique et encre sur toile de lin 198 x 213,5 cm

L’espace liminal

Après avoir fréquenté les abstractions géométriques d’Yves Gaucher et de Guido Molinari lors de ses études, l’artiste entend définir sa propre voie. Cette voie croise la géométrie, certes, mais pour mieux la mettre au service du contenu. Et du contenu, il y en a dans la peinture d’Antonietta Grassi. Car il ne s’agit pas tant d’un travail de volumétrie que d’une superposition de couches. Des couches de mémoires accumulées dans le temps, et qui se recouvrent progres­sivement jusqu’à saturer l’espace de la toile. Le processus commence invariablement par la représentation d’une figure à un endroit précis, puis à sa mise en relation avec une deuxième, une troisième, une quatrième, etc., tant et si bien qu’une figure immense lors des premières étapes pourra apparaître minuscule lors de l’étape finale.

Il y a indéniablement quelque chose de l’ordre de la mise à plat dans la peinture d’Antonietta Grassi. Mais en s’approchant, on découvre certaines imperfections dues à la technique ou à la matière (celle du lin notamment). On devine les saccades du geste dans l’interruption des traits, le mouvement de la règle dans les bavures. Ce que l’on voit est à mille lieux de la peinture géométrique telle que pourrait en donner un écran de téléphone. Cette ambiguïté fait partie du travail de l’artiste. Elle l’appelle « espace liminal » (et donne son nom à l’un de ses tableaux, Liminal spaces). L’espace liminal renvoie à cet interstice, à peine perceptible, qui peut aussi être interprété comme le vacillement entre deux états émotionnels. De vacillement, il en est encore question à travers les infimes nuances de teintes qui résultent de la rencontre des couches. Ces teintes ne correspondent à aucune référence. Elles ne pourraient être reproduites, même par l’artiste, tant les superpositions y sont nombreuses.

Requiem for Obselete Objects, 2017. Huile, acrylique, collage et encre sur toile 122 x 152,5 cm

Le défi du flow

Parmi les tableaux exposés à la galerie Patrick Mikhail, certains vont par paires, identiques dans leur format et familiers dans leur expression. C’est qu’ils ont été réalisés ensemble dans l’atelier. L’artiste travaille toujours sur plusieurs toiles à la fois (généralement cinq à six), qu’elle assemble deux à deux. Chaque paire se présente comme un problème à résoudre par le biais de formes, de couleurs et de lumières, dont les caractéristiques sont spécifiques à un format. Le fait de dédoubler celui-ci permet des allers- retours entre les (faux) jumeaux, et par ce biais, lorsqu’une voie semble sans issue, permet une prise de distance et, de là, un nouvel éclairage grâce aux détours empruntés ailleurs. Le voyage peut prendre du temps, jusqu’à un an et demi dans le cas de la peinture Requiem for Obsolete Objects. Une fois terminées, les toiles prennent leur indépendance. Présentées côte à côte, elles n’en sont pas moins séparables.

Carré ou rectangulaire, peu importe les proportions du format dès lors qu’il répond à une échelle humaine. Pour parler de son expérience corporelle de la réalité, l’artiste cherche un rapport physique à la toile. Son approche est intuitive. Aussi, ne fait-elle aucune planification avant de se lancer, ni esquisse ni tracé au crayon sur la toile. Elle ajoute simplement les couches sans savoir ce qui viendra ensuite, il s’agit de plongées dans le flow du moment présent. L’inconnu, l’inconfort lui sont nécessaires pour parvenir à une création qui la surprenne. Dans le dialogue entre l’œuvre et l’artiste, la première domine et la seconde se laisse emporter. Comment, dans un tel état d’abandon, décider que c’est assez ? Antonietta Grassi s’arrête lorsqu’elle pense avoir tout dit. Et parfois, elle avoue s’être trompée, elle reconnaît regretter d’en avoir trop dit. Mais on ne revient pas en arrière dans ce genre de processus.

Des lignes à haute tension

Les lignes sont présentes dans le travail d’Antonietta Grassi. Dès son projet de maîtrise à l’université, elles ont pris la forme d’une écriture. Elles apparaîtront ensuite dans la série scars en tant que cicatrices, dans la série script and babble en tant que coulures, dans la série linescapes, seismograph, and circuits en tant que sismogrammes. Dans ses récents travaux, Antonietta Grassi emploie deux types de lignes : organiques et géométriques. Ces mots ne conviennent proba­blement pas, car ce n’est pas la nature du tracé qui diffère, mais son mode de réalisation. Pour les premières, un tissu imprégné de peinture est suspendu au-dessus du tableau que l’artiste manipule pour laisser courir les gouttes à la surface de la toile. Le rendu est plus grossier, les lignes plus épaisses et plus libres. Pour les secondes, celles visibles à la galerie Patrick Mikhail, Antonietta dessine à la règle des lignes si fines qu’elles en deviennent parfois invisibles. Fragile et précaire, le tracé semble ne « tenir qu’à un fil » – ce que dit son tableau Hanging by a thread in red, white and blue, au lendemain de la victoire de Donald Trump.

Sous des techniques différentes, les lignes évoquent une même idée de connexion. Certains y verront des réseaux de métro, d’autres des systèmes neuronaux. Grassi y voyait une maison familiale en Italie, une marche de femmes à Washington, des secrétaires et des couturières penchées sur des machines aujourd’hui désuètes… Peu importe. Les thèmes s’entremêlent dans son travail, et le sens qui la stimule ne doit pas être imposé à celui qui observe. Inutile alors de remonter le fil de l’histoire de l’artiste pour apprécier sa peinture, il suffit de se glisser entre les interstices qu’elle laisse dans ses toiles pour y inscrire sa propre mémoire.

Notes biographiques

Antonietta Grassi commence sa carrière dans la mode en tant que dessinatrice. Son travail l’amène à voyager dans de grandes villes comme New York, où elle côtoie les acteurs d’une sphère artistique à laquelle elle a toujours été sensible, sans jamais avoir envisagé de s’y intégrer. Au début des années 1990, elle décide de reprendre ses études et obtient son baccalauréat en beaux-arts (Université Concordia, 1994), puis une maîtrise en arts (UQAM, 1997). Ses œuvres sont depuis exposées au Canada, et circulent également en Amérique du Nord et en Europe, notamment dans son Italie natale.

Antonietta Grassi Contemplation for Obsolete Objects. Galerie Patrick Mikhail, du 14 avril au 2 juin 2018.