Après tout ce qui a été écrit sur le travail de Paul-Émile Borduas, la tâche d’aborder la nouvelle exposition rétrospective de l’artiste n’en est que plus difficile. Pourtant, puisque je souscris aux propos énoncés dans le manifeste Refus global (1948), je me sens en affinité avec la pensée politique et plastique de Borduas. La filiation intellectuelle, voire politique, dans laquelle s’inscrit mon analyse comprend les écrits de Sam Abramovitch, François-Marc Gagnon, André G.-Bourassa, Marcel Saint-Pierre et Gilles Lapointe, entre autres, qui ont relevé, de manière engagée et envoûtante, la contribution de cet artiste à l’art québécois, mais aussi et surtout, pour certains d’entre eux, son apport social et politique.

Les Automatistes à l’honneur

Depuis quelques années, le Musée d’art contemporain de Baie-Saint-Paul organise des expositions rétrospectives consacrées à des signataires de Refus global : Françoise Sullivan, Marcelle Ferron, Fernand Leduc, Pierre Gauvreau, Marcel Barbeau et Jean-Paul Riopelle comptent parmi les exposant.e.s. En cette année où l’on célèbre le 70e anniversaire du manifeste, c’est au tour du maître d’être à l’honneur avec La révolution Borduas : espaces et liberté. Comme le dit si bien François-Marc Gagnon1, dans la préface du catalogue, il s’agit d’un événement attendu depuis longtemps, car il ne s’agit pas d’un simple accrochage permanent dans un musée, mais bel et bien d’une exposition Borduas portée par une démarche commissariale. En effet ! On y trouve une soixantaine de peintures sur toile, des photographies, des sculptures et des œuvres sur papier dont plusieurs ont été rarement exposées. Elles proviennent de musées québécois, mais aussi de galeries d’art et de collections privées. Cette rétrospective propose de traverser l’œuvre et la pensée de l’artiste ainsi que l’héritage qu’il a laissé. Rappelons ici que Borduas a été le chef de file du groupe multidisciplinaire des Automatistes. Il rédige et cosigne le manifeste Refus global, un texte appelant à faire table rase de la société capitaliste et catholique étouffante. Ce geste lui a valu, fâcheusement, la perte de son poste d’enseignant à l’École du meuble de Montréal. Borduas s’exile à New York (1953-1955) et, par la suite, à Paris où il meurt en 1960.

Abstraction no 45 ou Le rêveur violet, 1942 Gouache sur papier 38 x 28 cm Collection Marc Bellemare Photo : Ivan Binet

Le parcours de l’exposition et la vision de la commissaire 

Selon la commissaire Anne Beauchemin, docteure en histoire de l’art, le parcours de Borduas a été marqué par la notion d’espace et ses multiples territoires, selon ses termes. C’est à partir de cette notion d’espace que la commissaire structure l’exposition dont les différents thèmes sont Espaces de vieEspaces sensibles ou imaginairesEspaces géographiquesEspaces picturaux à déconstruire ou à reconstruire. Beauchemin nous suggère un parcours chronologique qui débute avec les premiers dessins et peintures du jeune Borduas étudiant, quelques portraits et quelques nus dont les traits cherchent encore la précision. On y perçoit les influences d’Ozias Leduc et de la peinture religieuse. À la suite de cette section, où l’on peut aussi admirer les premiers tableaux d’influence européenne (1920-1940), sont présentées des photographies de paysages composées par l’artiste où l’on sent déjà une réflexion sur l’épuration de l’espace construit.

L’Espace psychique, celui de la psychanalyse et de l’inconscient, est abordé dans la section suivante de l’exposition avec les gouaches sur papier réalisées en 1942, comptant parmi les toutes premières abstractions québécoises. Cette superbe série respecte les principes de la création libérée de toute entrave et des contraintes rationnelles où le peintre cherche à atteindre les confins de l’inconscient, tel que souhaité par le surréalisme. Une photographie, exposée en amont de ces gouaches, témoigne d’une exposition présentée chez l’artiste en 1948 uniquement composée des dessins d’enfants auxquels Borduas a enseigné.

Dans la tradition surréaliste, on accorde une importance primordiale à l’expression de l’inconscient, qui se manifesterait à l’état pur chez l’enfant. Le peintre fait ainsi honneur à ce projet politique du surréalisme qui voit chez l’enfant la capacité d’être authentique et libre de la raison et de la rationalité, tous deux issus du rationalisme, soit l’un des principaux fondements de l’idéologie et de l’économie capitalistes.

Dans la section Espace plastique, la commissaire présente les peintures à l’huile. L’organisation de l’espace pictural est complètement différente de celle observée dans les œuvres de la période précédente: les formes semblent maintenant flotter sur un fond peint en amont. On chemine ensuite, dans l’exposition, jusqu’aux œuvres réalisées à New York (1953-1955). Les tableaux de cette période proposent des espaces picturaux qui intègrent les principes du all-over avec des compositions qui tentent de sortir du cadre et dont les masses ne jouent plus de la logique d’un point focal qui garde l’œil prisonnier à un seul endroit sur la surface. Dans cette même section, à la suite des tableaux de New York, il nous est donné à voir les tableaux des années de Paris (1955-1960). Ceux-ci ornent le dernier pan de mur de la salle. Place au plaisir ! Plus de peinture encore, en voici plein la vue ! Les toiles sont davantage abstraites, somme toute, composées à coups de grands mouvements de spatule, à la palette réduite au noir et au blanc, remplis de l’expressivité du geste du peintre. Sans conteste, Borduas a sa propre manière de problématiser l’espace de la peinture, s’éloignant des diktats de l’École de New York ou de ceux de l’École de Paris, comme nous le rappellent si bien François-Marc Gagnon et Marcel Saint-Pierre dont les points de vue se nourrissent d’une approche s’écartant de la pensée analytique hégémonique états-unienne ou eurocentriste.

Rappelons que si l’on veut encore « rencontrer » Borduas, l’espace physique de cette rencontre a toujours été, est et sera à jamais l’anarchie resplendissante de sa peinture.

Au centre de la salle, la commissaire a agencé une extraordinaire série de petites aquarelles, gouaches et encres sur papier datant des années 1950. Quel espace magnifique invitant à découvrir l’intimité sereine des taches colorées, plus secrètes et séduisantes les unes que les autres. En écho à ce mur de l’inconscient dévoilé, la commissaire présente trois gouaches abstraites de la période new-yorkaise. Dans cette section au centre de l’exposition, se trouvent également des sculptures dont les titres évoquent des noms de pays. Comment ne pas penser aux rencontres du G7 qui a eu lieu à La Malbaie en juin 2018 ? Comment ne pas considérer aussi le Symposium international d’art contemporain de Baie-Saint-Paul, organisé par Sylvie Lacerte, intitulé L’art et le politique, qui nous rappelle l’angoissant contexte social du monde actuel ? Bref, la critique politique de Borduas est encore et toujours présente dans le champ de l’art contemporain, comme en témoigne le Symposium.

Outre les œuvres mentionnées, l’exposition est enrichie par la présentation d’autres objets qui nous renseignent sur la vie de Borduas : un recueil d’articles parus en 1948-1949 à la suite de la publication de Refus global, des photographies de l’artiste et de son atelier, des vidéos d’archives et des entrevues. Quelques présentoirs nous font connaître des documents d’archives et des œuvres littéraires, dont la première édition du manifeste, ainsi que des recueils de poésie des signataires de Refus global, comme Thérèse Renaud et Claude Gauvreau. Ces documents nous démontrent que le peintre était entouré d’une communauté de gens en affinité avec lui tant sur le plan de la pensée politique que plastique. D’autres présentoirs exposent les écrits des historiens de l’art et amis du peintre, comme Maurice Gagnon et François-Marc Gagnon.

L’exposition se termine avec le thème de l’héritage de l’œuvre dans son ensemble, en présentant des documents qui soulignent l’influence que Borduas et Refus global ont exercée sur les générations ultérieures; par exemple, Place à l’orgasme!, manifeste rédigé notamment par le sculpteur André Fournelle. Rappelons aussi que le manifeste Refus global a été réimprimé par les étudiants grévistes et largement distribué pendant l’occupation de l’École des beaux-arts de Montréal en 1968.

En conclusion, je me permets de faire miens les mots du manifeste Place à l’amour! pour exprimer mon admiration pour ce peintre, voire cet homme. C’est à la lueur d’un regard fidèle et reconnaissant à l’égard de Borduas que j’ai abordé l’exposition. Sans conteste, le Musée d’art contemporain de Baie-Saint-Paul et la commissaire Anne Beauchemin nous livrent un portrait délicat du peintre. Rappelons que si l’on veut encore « rencontrer » Borduas, l’espace physique de cette rencontre a toujours été, est et sera à jamais l’anarchie resplendissante de sa peinture. C’est uniquement là qu’on appréhende, à travers la matière, la pâte pigmentée et le geste, les nécessités imposées par l’inconscient et son affranchissement.

(1) GAGNON, François-Marc (2018). « Préface », Anne Beauchemin (dir.), La révolution Borduas : espace et liberté. [Catalogue d’exposition], Musée d’art contemporain de Baie-Saint-Paul, 23 juin au 4 novembre 2018. Baie-Saint-Paul : Musée d’art contemporain de Baie-Saint-Paul, p. 10.

La révolution Borduas : espaces et liberté
Commissaire : Anne Beauchemin
Musée d’art contemporain de Baie-Saint-Paul
Du 23 juin au 4 novembre 2018