COZIC, cinquante ans d’invitation au jeu
Les expositions sont rares qui, retraçant les cinq décennies d’une démarche artistique, présentent des œuvres historiques, certes, mais tout aussi neuves et actuelles. COZIC. À vous de jouer, rétrospective d’envergure consacrée l’automne dernier par le Musée national des beaux-arts du Québec à l’artiste bicéphale, est de celles-là. Des débuts de la collaboration de Monic Brassard et d’Yvon Cozic en 1967 au grand Pliage réalisé pour l’occasion au Musée, en passant par les emblématiques peluches à toucher ou le Code Couronne, la commissaire invitée Ariane de Blois élabore un panorama fort éclairant, porté par l’exubérance d’un travail dont certaines œuvres n’ont apparemment pas pris une ride.
Vingt ans après la dernière rétrospective du duo (montée par Jocelyne Connolly à Plein sud), cette première grande manifestation dans un musée d’État venait à point nommé, faisant suite à la publication d’un ouvrage-phare1 et peu après l’obtention par COZIC du prix du Gouverneur général. Déployant chronologiquement la trajectoire d’une création foisonnante, l’exposition permettait de voir ou de redécouvrir des œuvres aujourd’hui iconiques (la Surface qui nous prend dans ses bras, 1972, et l’étonnant Complexe mammaire, 1970) et, grâce aux textes de la commissaire et à la clarté du fil narratif établi par l’accrochage, de ressaisir la cohérence d’une démarche tout entière animée par l’aspiration du couple à une expérience pleinement incarnée de l’art.
L’artiste en duo : Monic, Yvon… et COZIC
De façon astucieuse, l’exposition s’ouvre et se clôt par deux portraits photographiques livrant d’éloquents indices sur COZIC. La première (de Charlotte Rosshandler), montrant Monic Brassard et Yvon Cozic dans leur atelier, est particulièrement bien choisie pour présenter les artistes au seuil de l’exposition. On y voit, plutôt que des outils de sculpture, le coin de la couturière : Monic est à sa table de travail, le bras posé sur sa machine à coudre, alors qu’Yvon, assis à ses côtés, semble l’avoir rejointe pour la prise de vue. Le lieu choisi et la composition suggèrent habilement l’importance déterminante du travail du tissu et de l’apport de Monic Brassard dans le développement initial de l’art de COZIC. Présenter aujourd’hui cette photo de 1978 (alors que la critique tendait encore à attribuer au seul Yvon Cozic la paternité des œuvres du duo), c’est rappeler la collaboration égalitaire bien établie déjà dans le travail du couple. De fait, la symétrie de leur posture et leurs t-shirts blancs identiques évoquent une relation symbiotique, presque gémellaire, qui réapparaît au terme du parcours dans la seconde photographie. Portrait-robot (1985) présente un visage aux traits curieusement altérés, à la fois féminin et masculin, car résultant de la superposition des visages de Monic et d’Yvon. Rappel conséquent qu’en fusionnant leurs démarches, ces deux artistes en ont engendré un troisième, COZIC, instance créatrice aussi indissociable du couple qui se distingue d’eux par sa manière propre, issue de leur dynamique de création.
À nous de jouer
Accompagnant la première de ces photos, un « pénétrable » (forme issue de l’art cinétique des années 1960), le Jongle-nouille (1969), introduit aussi l’exposition en nous invitant à découvrir de l’intérieur sa dense colonnade de tubes de vinyle suspendus. S’écartant ou se tassant au gré de nos mouvements, recomposant en continu leur masse colorée, les « nouilles » s’entrechoquent, tintent et nous frôlent de leur douce résistance, à travers les cris et bruits assourdis d’une trame sonore. Dès le début de sa visite, le public est donc incité à explorer, palper, écouter, éprouver par ses sens. Quoique la fameuse Surface qui nous prend dans ses bras ne puisse plus nous étreindre (conservation oblige !), plusieurs œuvres, des Surfaces à boxer ou humer (années 1970) au jeu de mot caché du Code Couronne de la dernière, se prêtaient aussi aux élans d’active curiosité des spectateurs tout au long de la visite… On pouvait même emprunter un Orphelin (1973), souple boudin de peluche colorée, pour parcourir l’exposition. Tout COZIC est là : forme organique, œuvre légère manipulable à sa guise, couleurs vives et peluche soyeuse, sollicitation de l’œil et du corps entier, appel sans prétention à la participation et à une expérience esthétique décontractée.
Vues d’aujourd’hui, les peluches à toucher et les Surfacentres apparaissent telles des variations excentriques et tendrement moqueuses des grands idiomes artistiques de l’époque.
La surface, en profondeur
L’exposition réserve d’autres temps forts. La première salle montre comment, dans ses premières séries comme les Surfacentres (1977) et les Surfaces à toucher, COZIC croise avec bonheur des ressorts issus de courants apparemment irréconciliables en opérant au passage un vigoureux brassage des genres.
Très souvent de grands aplats colorés de forme carrée, ces œuvres rappellent irrésistiblement des tableaux par leur accrochage mural et leur composition géométrique soulignant la structure de leur format… mais des tableaux qui seraient un peu aussi des travaux d’aiguille, faits d’étoffe ou de satin, et dont les titres nous demandent de les caresser ou de les déplacer autant que de les contempler… À la peinture abstraite « de pointe », COZIC emprunte donc le plan pictural monochrome, considéré comme un des aboutissements les plus radicaux du modernisme par son dépouillement formel et son rejet de toute figuration… Mais c’est pour en déboulonner aussitôt l’austérité et en transgresser la pureté en recourant à des matériaux souples pourvus d’une texture tactile, comme la peluche, et en dotant parfois ces œuvres de farfelus appendices qui se tendent vers le spectateur ou se croisent pour permettre à des œuvres exposées sur deux murs séparés (D’amour tendre, 1973) de se tenir affectueusement la « main », de part et d’autre du coin de salle où elles sont accrochées… L’humour n’est jamais loin et, à propos de ces séries, COZIC parle d’un « immense fou rire », « la matière, par son aspect baroque, la peluche notamment, [venant] apparemment contredire la rigueur de l’œuvre2 ».
Cocottes, Code Couronne
La série des Cocottes (1978-1979), elle, voit les artistes se livrer à la fabrication quotidienne de cet origami durant plus d’un an à partir de multiples papiers, coupures de presse ou emballages, s’enchaînant comme un journal visuel. Par le pliage, procédé exploré plus encore dans les grands Pliages (début des années 1980) exposés ensuite, la surface devient elle-même figure et forme – une forme évoquant loisir et bricolage enfantin.
Au milieu du parcours, la « Salle des petits objets et autres curiosités » permet une halte dans un espace plus intime recréant l’atmosphère du lieu de création des artistes, évoqué par une multitude de sculptures miniatures, maquettes, souvenirs, photos ou mots issus de leur atelier. Elle sert aussi de transition avec la troisième salle consacrée aux sculptures de plus grand format des années 1980-1990 explorant la tridimensionnalité. La dernière salle, enfin, présente plusieurs œuvres récentes, tel le cycle du Code Couronne amorcé au milieu des années 2000. Transposition
visuelle des mots dont chaque lettre est rendue par un anneau (une « couronne ») à la configuration chromatique distincte, ce travail marie langage et image dans des œuvres à cheval entre écriture, peinture et sculpture.
Si l’exposition proposait un parcours très étoffé de la production de COZIC, on peut cependant regretter l’absence d’un corpus clé, les œuvres in situ en milieu naturel ou urbain. Une intervention telle que Vêtir ceux qui sont nus (1972-1973), « habillages » colorés de troncs d’arbres (anticipation des tricots-graffitis d’aujourd’hui emmitouflant nos arbres?), n’aurait-elle pas pu être présentée, voire réactivée, tant elle prend une actualité renouvelée en notre ère d’écoanxiété et de déforestation massive?
Être de son temps
Mais ne boudons pas notre plaisir : ne serait-ce que par son minutieux déploiement et le contact rapproché offert avec les œuvres, l’exposition était une contribution valant amplement le détour. Elle permettait notamment de constater à nouveau toute l’importance de la couleur chez COZIC : radieuse et douce, festive et même délicieuse à l’œil, la palette du duo est un ressort clé de son art.
Ce qui se dégage aussi de cette exceptionnelle vue d’ensemble, c’est la présence d’une fine tension se jouant au sein de plusieurs œuvres et séries, entre accessibilité des motifs et flirt avec les formes et idées de courants plus « savants », entre spontanéité ludique et recherche formelle. Cette tension fait peut-être l’identité même de COZIC, dont la naïveté consentie et l’aspiration à un art aussi accessible que vivant coexistent indéniablement avec une connaissance manifeste des enjeux de l’art contemporain et sa volonté de s’y inscrire. COZIC, donc, c’est un appel aussi émancipateur que bonhomme aux sens et à la fantaisie de l’imaginaire, mais c’est aussi le travail méticuleux des signes, des matières et des formes, et la conscience alerte des us et coutumes de l’art contemporain, permettant l’espièglerie et sa connivence partagée… Vues d’aujourd’hui, les peluches à toucher et les Surfacentres apparaissent telles des variations excentriques et tendrement moqueuses des grands idiomes artistiques de l’époque.
La surprenante fraîcheur de l’art de COZIC trouve peut-être sa source dans cette adhésion souriante et décalée à son temps – et au nôtre.
COZIC. À vous de jouer
Musée national des beaux-arts du Québec
Du 10 octobre 2019 au 5 janvier 2020
(1) Ariane de Blois, Jérôme Delgado, Laurier Lacroix, Gilles Lapointe, COZIC, Longueuil, Plein Sud, 2017.
(2) André Lavallée, « Cozic ou le jeu des apparences », Espace sculpture, no 18 (hiver 1992), p. 41.