« (D)énoncer » : une immersion esthétique à portée écologiste en trois temps
Sous le commissariat de Mona Hakim, la triple exposition (D)énoncer d’Isabelle Hayeur s’est tenue simultanément au centre d’exposition en art actuel Plein sud à Longueuil et à la Salle Alfred-Pellan de la Maison des arts de Laval, puis à la Galerie d’art Antoine-Sirois de l’Université de Sherbrooke, à l’automne 2020. Comme nombre d’autres expositions présentées cette année, (D)énoncer a néanmoins dû être écourtée en raison de la pandémie.
Le travail engagé d’Isabelle Hayeur présenté en trois lieux distincts fut d’abord accessible à Laval et à Longueuil, avant que les salles soient forcées de fermer leurs portes quand la région est tombée en zone rouge. Quant à l’exposition sherbrookoise, celle-ci a été ouverte pendant deux semaines avant que l’Estrie ne connaisse le même sort. Nous pouvons néanmoins nous réjouir car une plateforme numérique exhaustive ainsi qu’une impressionnante monographie, toutes deux mises en circulation en marge de l’exposition, amplifient sa diffusion au-delà de l’espace physique des trois galeries.
Eaux troubles et territoires perturbés
La commissaire Mona Hakim a profité du format de l’exposition tripartite pour regrouper les œuvres d’Isabelle Hayeur sous différentes préoccupations dans chacun des lieux investis. À Plein sud, c’est l’eau qui prédomine. Aux côtés de l’œuvre vidéo Adrift (2019) filmée dans la Baie de New York, plus précisément dans le cimetière de bateaux de Staten Island, la série Underworlds (2008-) y est à l’honneur avec un corpus photographique grand format qui porte à l’immersion. Débutée en Floride en 2008, celle-ci explore l’état de la dégradation globale de la biodiversité des milieux aquatiques. Pour réaliser ces clichés, l’artiste s’est littéralement plongée en eaux troubles afin de capter des prises de vues de l’intérieur, ne laissant au plus qu’un tiers de l’image émerger au-delà de la ligne d’horizon. Devenue au fil des ans une spécialiste des vues sous-marines, Hayeur a documenté avec Underworlds des dizaines d’écosystèmes en mutation. Alors qu’elle est principalement présentée à Longueuil, cette série constitue le filon qui relie les expositions entre elles.
Du côté de la Maison des arts de Laval, c’est le territoire qui est à l’honneur. Les séries photographiques documentaires Nuits américaines (2004-2008), Excavations (2005-2008) et Desert Shores (2015-2016) y sont présentées côte à côte. Ensemble, elles offrent le portrait désolant d’un territoire excavé portant les traces d’une occupation anthropogénique. Dispersés sur le continent, les paysages fantômes ainsi regroupés témoignent d’un environnement altéré par les développements économiques tout acabit qui laissent dans leurs sillages les marques de leurs excès. En contrepoids à ces images d’une percutante banalité, les vidéos Fragile Dream (2019) et Hybris (2015) projetées de part et d’autre d’un mur installé au centre de l’espace insufflent à l’exposition une aura qui vacille entre méditation et désenchantement. Alors que la première révèle des images d’une flore foisonnante accompagnées par une trame sonore envoûtante faisant un commentaire sur le fragile équilibre de la nature, la deuxième souligne la démesure inhérente à la relation qu’entretient l’humain occidental à son environnement.
Alors que les mêmes préoccupations environnementales, humaines et sociales animent sa pratique depuis ses débuts, le regard de Hayeur se pose maintenant aussi sur les gens qui habitent et défendent ces territoires.
Portraits de groupes militants
Le volet sherbrookois de l’exposition se distingue par le sujet des séries présentées dans l’espace, composées principalement de portraits. Les corpus photographiques Dépayser (2016-2017) et Le camp de la rivière (2017-2019) se superposent dans la galerie, dévoilant les visages de citoyens qui se portent à la défense du territoire, rencontrés sur le terrain. Les photos mises en relation suggèrent ici une trame narrative encore plus incisive que dans ses contreparties présentées dans le Grand Montréal. Dans la poursuite d’une esthétique documentaire qu’on lui connaît bien, Hayeur offre des clichés désarmants, qui mettent notamment en vedette les activistes qui ont tenu tête à la pétrolière Junex pendant plus d’un an pour empêcher un projet d’exploitation en Gaspésie, dont l’ensemble fait état d’une résistance citoyenne inspirante. Ainsi, on croise dans la galerie des regards empreints d’espoir et de détermination, aux côtés de photographies de paysages dépossédés et façonnés par des infrastructures hydroélectriques, de couvertures de livres révolutionnaires qui garnissent la bibliothèque du Camp de la Rivière, et de fonds marins gaspésiens qui rappellent aux visiteurs l’enjeu de la résistance écologiste en question, soit la protection de l’eau potable face aux risques présentés par les projets de recherche d’hydrocarbures.
Immersion virtuelle et littéraire
Étalée en trois régions, l’exposition a été pensée de concert avec une plateforme numérique qui place différentes œuvres d’Isabelle Hayeur sur une carte du monde, faisant à la fois état de la dispersion des lieux d’intervention artistique et de l’universalisation de la dégradation environnementale à l’échelle planétaire. Cette plateforme interactive permet d’infiltrer le processus créatif de l’artiste au moyen d’œuvres photographiques et d’extraits vidéo, accompagnés d’enregistrements audio et de réflexions écrites. Une section nommée « Les Coulisses » invite à s’imprégner virtuellement de la mise en espace des expositions grâce à des vidéos captées lors du montage qui dévoilent des vues d’installation à l’intérieur des salles.
À cette plateforme s’ajoute finalement une monographie regroupant les textes de Mona Hakim, Peggy Gale et Ann Thomas, publiée par Plein sud édition. L’ouvrage rétrospectif le plus exhaustif à ce jour sur le parcours artistique d’Isabelle Hayeur comporte 360 illustrations en autant de pages, dont certaines photographies panoramiques à volets qu’on peut déplier pour en observer toute la portée. On y redécouvre une topographie sociale et parfois même personnelle des enjeux écologistes qui intéressent l’artiste depuis plus de vingt ans. Dans son texte, Hakim explique l’origine du titre de l’exposition, inspiré des réflexions rédigées par l’artiste pour accompagner ses projets picturaux qui vont au-delà de la description : « [Elles] pourraient même s’apparenter à une sorte de carnet de route documentant ses nombreux déplacements, mesurant la condition de notre territoire à travers le temps, condition qu’elle s’applique invariablement à énoncer et dénoncer. » (p. 39) La commissaire y fait également référence à la notion d’infra-politique1 qui émerge des récentes séries photographiques sur les groupes militants écologistes, un concept qui incarne l’engagement de l’artiste pour un monde meilleur.
Alors que les mêmes préoccupations environnementales, humaines et sociales animent sa pratique depuis ses débuts, le regard de Hayeur se pose maintenant aussi sur les gens qui habitent et défendent ces territoires et ces eaux dans une esthétique documentaire radicale pour le moins sensible.
(1) Formulée par l’anthropologue James C. Scott, la notion d’infra-politique nomme un domaine discret de la lutte politique dans lequel des groupes subalternes agissent au-delà du spectre visible.
Isabelle Hayeur : (D)énoncer
Commissaire : Mona Hakim
Salle Alfred-Pellan, Laval, du 13 septembre au 8 novembre 2020
Galerie d’art Antoine-Sirois, Sherbrooke, du 28 octobre 2020 au 13 février 2021
Plein sud, centre d’exposition en art actuel, Longueuil, du 12 septembre au 7 novembre 2020