En à peine un peu plus d’une vingtaine d’œuvres, l’exposition à du musée des beaux-arts du Canada L’aube de l’abstraction. Russie, 1914-1923 réussit à évoquer les divers mouvements qui ont alimenté la création artistique depuis les dernières années du tsarisme jusqu’aux premiers pas, alors tant attendus, de l’URSS.

Présentées dans le cadre de la série Comprendre nos chefs-d’œuvre, les œuvres de l’exposition L’aube de l’abstraction. Russie, 1914-1923 mettent en lumière les déjà célèbres Malévitch, Tatlin, et d’autres comme Nozarova, Popova, Kliun et Chashnik, moins choyés par l’Histoire, tous ayant comme point d’union le PROUN, œuvre majeure de Lissitsky acquise en 1973 par le Musée.

En 1914, Tatlin revenait d’une visite à l’atelier de Picasso à Paris avec un apport cubiste mais délivré de ses références à l’objet, en somme, un geste de pure abstraction « iconoclaste », où n’apparaîtra plus aucune allusion à une réalité identifiable. Les autres artistes vont aussi prendre d’instinct des chemins de plus en plus dépouillés, rehaussés uniquement par la vivacité de la couleur, éléments dont ils tireront rythme, équilibre et mouvement. Parfois même, comme ici chez Malévitch, ce seront de simples épures. Sa participation se compose en effet de 6 dessins à la mine de plomb dignes d’un maître tel Degas. Ils laissent bien loin derrière les reproches faits à son Carré blanc, même s’il n’est nullement un aplat et que sa surface aux diverses modulations sur une seule couleur porte trace des émotions du peintre.

L’exposition fait ensuite place à des figures moins connues. Il y a tout d’abord Olga Rozanova, artiste douée d’un tempérament audacieux, comme en témoignent ses illustrations pour un ouvrage intitulé La guerre universelle. Il s’agit d’un ensemble de 11 collages formant une seule œuvre dans laquelle elle utilise les objets, ici des cônes de papier, à la recherche de leur point d’équilibre, comme les corps dans la danse. Timide peut-être dans son approche de la couleur, elle en arrive cependant à une réduction d’effets d’une pureté telle que Malévitch, en route vers le suprématisme, s’en inspirera. N’écrivait-il pas : « J’ai vaincu la doublure bleue du ciel… Devant nous s’étend l’abîme blanc et libre. Voguez ! Devant nous s’étend l’infini ».

Lioubov Popova, pour sa part, semble une femme aguerrie. Il suffit de voir son autoportrait plutôt féroce ! Son grand tableau, Architectonique picturale, une huile sur toile de 1916, éclate sur le mur : composition riche, forte, harmonieuse, qui se retrouvera en partie bien plus tard chez Poliakoff.

Ivan Kliun joue sur l’ajustement de l’œil au matériau. « Notre sculpture est un art pur, libre de tout succédané, explique-t-il. » Quant à sa sculpture, Relief non objectif, « elle n’a pas de contenu, juste une forme ». La formule est radicale, mais l’ensemble est complexe, fait d’objets indéfinis de bois découpés, posés et dynamisés par quelques touches de couleur, comme on en verra chez les Italiens des années soixante, surtout chez Burri.

De la grande Composition suprématiste, (170 x 76,5 cm) d’Ilia Chashnik se dégagent une finesse et une légèreté sans support autre que son équilibre visuel. On dirait une sculpture en trois dimensions, née d’une démarche sans barrières, toute à l’affût. « Le dynamisme, mille fois le dynamisme », proclamait-il. Il tenait aussi à insérer l’art dans les objets d’usage quotidien alors qu’il travaillait comme peintre-décorateur dans une fabrique de porcelaine. Son attitude à cet égard rappelle celle de Tatlin qui, soucieux d’une esthétique à la portée de tous, redessina même une bandoura, instrument traditionnel du folklore russe, dont il s’amusera à jouer dans les fêtes.

L’occasion était belle de rendre hommage à Lissitzky en exposant son œuvre, Proun 8 positions, parmi celles d’artistes qu’il avait côtoyés, en somme, dans son milieu naturel. Cet espace multiple formé d’un cadrage géométrique sur fond de cercle-lune et liens d’un fil léger, préfigure déjà Mondrian. La technique s’y allie à la sensi­bilité de celui qui, fasciné par Malévitch, qualifiait le suprématisme de pierre angulaire de la construction d’un nouveau monde ». Le choix de PROUN, acronyme du « Projet pour l’Affirmation de la Nouveauté » comme titre, en dit autant sur l’œuvre que sur l’homme.

L’exposition comprend également plusieurs vitrines réunissant projets, catalogues, revues et lettres autographes, pour rappeler combien les artistes se souciaient de cette forme d’art et de communication qu’est aussi le graphisme. Il suffit de consulter l’écriture graphique actuelle en Europe et en Amérique pour en voir ici l’éclosion.

Chacune des œuvres vues en parcourant les salles mène à la suivante, et toutes s’éclairent mutuellement. Dans l’effervescence de cette période charnière où le compromis n’était pas le bienvenu, car chacun voulait aller au bout de soi, les heurts et les confrontations n’ont sans doute pas manqué, mais la création n’a pu que s’en enrichir.

L’important au bout du compte est que, même volontairement limitée, L’Aube de l’abstraction. Russie, 1914-1923 se révèle particulièrement riche d’aperçus nouveaux sur une période que l’histoire n’a pas arrêté de traverser. Si bien que le Musée des beaux-arts du Canada permet d’aller fort au-delà de la pointe de l’iceberg, par l’entremise de son invité Andrei Nakov. Un important catalogue, également de Nakov, est disponible.

L’aube de l’abstraction. Russie, 1914-1923
Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa
Du 9 décembre 2016 au 12 mars 2017