Super ! Le Musée McCord fait le plein avec une soixantaine de photographies à haut indice d’octane d’Edward Burtynsky. L’artiste montre comment et combien l’or noir façonne et colore notre monde avec son cortège de dommages sur l’environnement ainsi que sur la vie animale et humaine.

Edward Burtynsky est bien connu pour ses panoramiques de sites industriels et miniers dont la composition, alignant parfois des tracés et des formes géométriques à grande échelle, est impressionnante. Depuis des années, l’artiste canadien, dont la notoriété est internationale, dénonce les effets nocifs de la mondialisation. Les photographies des lieux et des paysages bouleversés par l’industrialisation, explique-t-il, sont des « métaphores du dilemme de notre existence moderne » qui suscitent à la fois « attraction et répulsion, séduction et peur ».

Spectaculaires, les photos prises en Chine et en Inde transmettent un sentiment élégiaque, bien servies en cela par leur échelle proche du land art. On se rend vite compte cependant que Burtynsky y présente des sites ultra-pollués : mines à ciel ouvert, carrières avec rejet toxique, hyper­dépotoirs de pneus avec des montagnes de caoutchouc déchiqueté…

L’héritage du Sublime

Le choc visuel que ces images provoquent s’apparente à celui que voulait répercuter la peinture romantique, qui récusait les paysages équilibrés du classicisme. Montrant les conséquences désastreuses de notre dépendance au pétrole, les photographies récentes de Burtynsky se réclament elles aussi de l’esthétique du Sublime si prisée par la peinture, surtout anglaise des XVIIIe et XIXe siècles. Le photographe reconnaît volontiers cette dette. D’ailleurs, il aime évoquer certains tableaux de Caspar Friedrich s’ouvrant sur une mystérieuse trouée vers une faille, un abîme ou un horizon lointain destinés à déstabiliser le spectateur. Dans la même veine, Turner, peignant les Alpes, cherchait à donner à ses paysages un souffle épique. Servi par un point de vue plongeant, leur caractère grandiose produisait bien les effusions que souhaitait soulever le peintre chez ses contemporains. La tradition romantique, en accentuant la force et la grandiloquence de la nature, voulait arracher au spectateur des soupirs du style « on est peu de chose ! » Paradoxalement, ce sont ici les moyens colossaux développés par l’industrie lourde et sa puissance de destruction qui opèrent un renversement des sources d’émotion. Au sentiment d’amplitude se conjugue une forme de vertige qui frôle l’effroi.

Si le pétrole constitue un enjeu si essentiel, tant sur le plan écologique qu’économique, c’est la volonté de démonter les ressorts de son exploitation à quoi se mesure l’ambitieux défi de Burtynsky. Sur le mode « cultivé », ses images tirent paradoxalement leur force et leur éloquence du savoir hérité de la tradition picturale.

Les photographies de Burtynsky prises à proximité de la plate-forme Deepwater Horizon exploitée par BP dans le golfe du Mexique illustrent particulièrement cette stratégie. En 2010, ce forage en mer a été à l’origine de la pire marée noire jamais vue. La plate-forme maritime photographiée à vol d’oiseau semble perdue dans l’immensité de l’océan. À l’altitude de 1000 mètres, les détails sont absorbés par la distance. Les reflets du pétrole forment des tourbillons rougeâtres. Avec des teintes cuivrées se mêlant aux flots d’une gamme savante de bleu, la mer qui appelle l’élan romantique s’offre comme un réceptacle pour la pollution. Les bleus d’une rare intensité chromatique qui traversent la photo sont dus à des agents de dispersion hautement toxiques. L’immensité revêt ici un aspect grisant. Magnifiant ce qui est hors d’échelle, ces images grandioses brisent nos défenses. La fascination y alterne avec l’angoisse.

L’empreinte du pétrole

L’exposition s’ouvre par des vues qui tirent principalement parti du gigantisme de l’industrie pétrolière. Le visiteur découvre dès le début les immenses territoires d’où sont extraits les sables bitumineux tels ceux de Fort McMurray en Alberta. Le superlatif ne s’applique pas qu’au gigantisme des fardiers : quelque 35 000 acres de forêts et de lacs sont menacés par les opé­rations liées à ce projet considéré par certains environnementalistes comme le plus polluant au monde. Devant l’aspect écrasant de ces images, l’observateur est réduit à l’insignifiance. À Belridge, en Californie, une centaine de pompes font coulisser leur balancier à perte de vue. Elles témoignent d’une technologie qui, en compa­raison avec celle employée pour l’exploitation des sables bitumineux, paraît archaïque et inoffensive.

En trois chapitres, le circuit de l’exposition épouse une suite de séquences encyclopédistes où tous les aspects de l’industrie pétrolière sont documentés. Après avoir traité de l’extraction sur des sites éloignés, avec comme transition des photos de pipeline serpentant dans la taïga à Cold Lake, en Alberta, le visiteur se retrouve face à des images de ports gigantesques. Sur la côte du Texas, par exemple, s’amarrent les méga­pétroliers. En outre, les photos font voir des réservoirs par centaines qui stockent le brut. Ces vues sont juxtaposées à celles des raffineries avec leur labyrinthe inextricable de tuyaux et de tours où le carburant est distillé et épuré.

Progressivement, de nouvelles images déplacent la narration visuelle qui porte alors sur les conséquences des usages industriels et domestiques de l’énergie pétrolière. Se succèdent les terrifiants réseaux autoroutiers urbains de Los Angeles, l’environnement criard d’un centre d’achat si typique de la Suburbia nord-américaine où fleurissent, à travers le béton, les enseignes de McDonald, d’Exxon et de Pizza Hutt ; à Houston, sur des dizaines de kilomètres carrés, d’innombrables Golf, Jetta et autres voitures Volkswagen attendent d’être livrées aux concessionnaires.

Le troisième et dernier chapitre de l’exposition affiche comme titre « La Fin du pétrole ». Toujours portée par l’esthétisme, la stupeur ne diminue pas. Sans le moindre apitoiement, les images de Burtynsky n’ont rien d’optimiste. Le constat se lit alors comme suit : le pétrole s’épuise, il épuise aussi l’environnement. À Baku, en Azerbaïdjan, les puits se sont taris. En Arizona, on ne sait quoi faire des B52 ni des hélicoptères militaires dont les carcasses rouillées s’entassent dans d’immenses cimetières de ferraille. Les vestiges industriels de Détroit, la ville de l’automobile, défilent dans le viseur du Hasselblad numérique de Burtynsky. Avec leurs murs éventrés et leurs fenêtres éclatées, les ateliers de carrosserie Fischer ou les anciennes usines d’assemblage Ford ou GM semblent avoir été bombardés. Les uns et les autres ont été désertés pour cause de robotisation massive. À Chittagong (Bangladesh), sur la plage, abandonnés, d’immenses navires-citernes sont dépecés à la main. Avec des outils rudimentaires et sans protection, 30 000 travailleurs – hommes, femmes et enfants – s’affairent à démanteler ces tankers. Chaque année, des dizaines d’entre eux meurent intoxiqués par l’amiante, le plomb, les acides et bien d’autres polluants.

Une des dernières images entraîne le visiteur dans un petit chantier qui « traite » les réserves de carburants et d’huile des bateaux. Les ouvriers pataugent dans une gadoue visqueuse. Autour des bidons que l’on remplit péniblement s’agglutinent des couches poisseuses d’huiles usées qui ruissellent vers les palétuviers de la mangrove. La dernière photo montre les traces laissées par les pieds nus d’un enfant sur le sable fin de la plage. Ces traces ont l’aspect de plaques durcies et goudronnées d’un noir luisant. L’empreinte du pétrole est omniprésente. 

EDWARD BURTYNSKY – PÉTROLE

Musée McCord
690, rue Sherbrooke Ouest, Montréal
Tél. : 514 398-7100
www.musee-mccord.qc.ca
Du 6 octobre 2011 au 8 janvier 2012