Jamais deux sans trois : la bourse Plein Sud 2013 pour un artiste québécois en début de carrière est venue s’ajouter à des expositions déjà prévues, cette année, pour Étienne Lafrance, complétant pour le public montréalais un triplé d’aperçus du travail récent de ce peintre basé à Berlin. Né à Saint-Mathias-sur-Richelieu en 1983, formé en beaux-arts à l’Université Concordia, il est le plus jeune de trois frères artistes visuels. Après le peintre David Lafrance et le photographe et vidéaste Vincent Lafrance, voici donc Étienne Lafrance. Non sans parenté de facture et de thèmes, Étienne côtoyait d’ailleurs David dans l’exposition Prendre l’air sur le paysage dans la peinture actuelle organisée l’été 2011 chez Dominique Bouffard.

C’est à la manière d’un zoom en trois temps sur les objets d’échelle toujours plus resserrée de sa peinture que se structurent ses expositions successives, commençant par des Intérieurs (2011), suivis de natures mortes (2012) d’objets sans importance (c’est le sens du terme Rhopographie repris de la peinture antique) et de Portraits (2014). Chacune correspond en gros à un an de production au rythme d’une toile par mois. L’artiste procède en effet selon une technique très lente de collage d’éléments créés séparément à l’encre au gré de l’évolution de la composition, joignant la fine épaisseur de réel de composantes discrètes à la planéité dénaturalisante de motifs décalés vers l’irréel.

Intérieurs ?

Le fil conducteur que suit l’artiste à ces différentes échelles est celui qui rattache l’intérieur et l’extérieur, le monde de la culture et celui de la nature, qui se révèlent perméables au point d’apparaître permutables. Manger dehors fait d’un vert paysage une salle fermée autour du pique-nique déployé sur un monticule trapézoïdal comme table/remise sous un candélabre végétal, derrière deux souliers dépareillés traînant comme formations géologiques. Une Salle d’eau figure, en guise de pommeau de douche, un pot de terre à l’envers arrosant un tapis d’où des tiges grimpantes vont verdir les tuiles murales, rivalisant avec les fleurs en vitrail d’une fenêtre opaque. L’art modeste de notre cadre quotidien ne peut s’empêcher d’imiter la nature qu’il exclut, pas si morte qu’on le dit quand ses Racines inscrites dans le grain d’une table de bois se déploient en arborescences à travers ses surfaces, moins dociles que les motifs floraux de l’Assiette que l’on retrouve dans Nature morte 2 encastrée parmi les grises silhouettes d’un chat et de pots de fleurs. De récents photogrammes capturent l’inquiétant jeu d’ombres en négatif de Mauvaises herbes mises en bouteille par les jugements des humains, qu’ils soient bassement utilitaires ou désintéressés, comme celui qui leur fait placer la nature morte sur un piédestal artistique.

Nature morte ?

Étienne Lafrance télescope allègrement ces catégories et hiérarchies, comme dans les petites sculptures de cigarettes perçant une feuille morte montrées chez Dominique Bouffard : vanités d’un fumeur invétéré, dont on trouve l’écho, par exemple, dans une Nature morte (Balcon) parsemée de mégots : 100 % végétaux, sinon 100 % sains… Dans cette même compénétration ambiguë entre vie et mort, il s’agit bien pour toute culture d’Extraire de la nature ce qui, élixir ou poison, nous captive et nous capture, comme l’alambic rasant le mur dont il surgit du bois comme lierre vitreux pour fleurir en plongeant des tiges nourricières dans un verre de vin. Ainsi, la Lumière naturelle prisée pour un logement ne s’y inscrit que comme un mur de plus, en catalogne de tons d’azur. On prend bien un instant pour un Panier de fruits un assemblage de lampes allumées aux formes et coloris bigarrés ; comme les phalènes qui y sont attirées, on décode ensuite comme sources de lumière ce qui ne demeure que mates surfaces de peinture, tenues juste auparavant pour dons de la nature. Ce conflit des interprétations sera le secret des Portraits, qui procèdent en fait d’une Pleureuse acéphale, dont seule la main baguée fait figure humaine d’un monceau de plis cramoisis perlant de gouttes épandues à partir d’une grappe luisante au lieu du cou comme d’un cratère volcanique baveux, par où elle fond littéralement en larmes.

Portraits ?

Les Portraits proprement dits rassemblés sous ce titre ne le justifient généralement que par l’inclusion d’une partie du corps parmi d’autres éléments de collage colligés à la pièce comme l’artiste en saisit d’abord la vision avant d’en faire la synthèse d’une composition : un peu comme l’œil saute d’un point à l’autre tandis que le cerveau s’évertue à tirer a posteriori une représentation unitaire de cette succession désordonnée de perceptions inarticulées. Sans doute voudrait-il trouver les traits d’un visage dans un arrangement végétal comme Arcimboldo lui en mâchait la tâche, mais Étienne Lafrance, en le frustrant dans cet ouvrage, le laisse en suspens dans la position enfantine de projeter des identifications animées sur des choses qui persistent à se dérober aux représentations qu’elles suggèrent. L’esprit en est quitte pour s’accoutumer à flotter dans la conscience de sa tendance à se rendre le monde extérieur familier en en domestiquant l’altérité du même mouvement qu’il naturalise l’artifice de ses propres constructions, elles-mêmes soumises aux contingences naturelles qu’il craint et désire à la fois. C’est ce terrain vague de l’ambi­valence cognitive et émotive qu’examine de toujours plus près Étienne Lafrance, en y glanant les rebuts et rébus d’un remue-ménage dont nous cherchons à faire un monde, en un tri hésitant, à la fois inquiet et enjoué, parmi tout ce que l’existence comporte d’énigmes et d’insignifiance.

ÉTIENNE LAFRANCE INTÉRIEURS
Galerie Dominique Bouffard, Montréal
Du 5 au 30 mars 2014

PORTRAITS 
Centre Plein Sud, Longueuil
Du 24 mai au 5 juillet 2014

RHOPOGRAPHIE
Maison de la culture Frontenac, Montréal
Du 18 juin au 23 août 2014