Exposition “Géographie imaginaire” – Embarquement pour l’inconnu
La barque est là. Elle flotte sur des eaux agitées dans une projection vidéo ronde comme un hublot. Fluctuat nec mergitur. Comment se fait-il que cette embarcation, qui n’est plus qu’un squelette couvert de lichens, ne coule pas ? Intitulée Ouessant, l’œuvre réalisée par Michelle Héon montre en arrière-plan l’île bretonne près de laquelle les marins redoutent de passer à cause des vagues qui pourraient faire chavirer leur bateau. Dans un lieu consacré à l’art, il n’y a rien à craindre, et tout est possible. Embarquons donc pour les pays imaginaires que sont allés explorer Michelle Héon, Isabelle Leduc et Gilles Morissette.
Je me trouve dans un endroit qui ressemble quelque peu à une ville. Dans cette cité imaginaire, les édifices ne touchent pas le sol et sont réduits à des façades sans portes ni fenêtres. L’installation intitulée Voyages est composée de douze Façades, disposées sur les murs, qui ont la variété de forme et de couleur des façades de bâtiments qu’Isabelle Leduc a peut-être vues au cours de ses voyages à l’étranger. Cette ville composite emprunte son répertoire architectural à différents temps et à différents pays. J’identifie ici la forme d’un arc roman, là celle d’une ogive gothique. D’autres découpes me semblent orientalisantes. Les Façades sont regroupées parfois par deux, parfois par trois, mais parfois aussi restent isolées. Toutes sont monochromes, à l’exception d’une seule constituée d’une double arcade ocre jaune dans laquelle sont insérées deux bandes d’un gris bleuté. Mais la monochromie est toujours modulée par les traces d’une autre couleur, comme si le temps avait laissé sa patine sur les bâtiments. La Façade turquoise est tachée de rouille. La violette porte des marques terreuses. La beige doré semble brûlée en haut tandis que la bleu ciel s’ennuage vers le bas. Les surfaces des sculptures ne sont jamais uniformes. Telle Façade porte une bande en relief creusée en son milieu par une rainure, telle autre a été martelée avec des clous, telle autre encore est entourée de cordelettes. Avant d’aller explorer l’étage inférieur, je regarde le jardin qu’Isabelle Leduc a planté devant la fenêtre sur laquelle les arbres, qui bordent la rue, projettent leur ombre. Les neuf arbustes-artéfacts sont inclinés dans la même direction, comme s’ils se courbaient sous un vent violent. Intitulée Sous le vent, l’installation a une tonalité mélancolique du fait que ce sont des branches mortes qui sortent des troncs creux, pointus comme des chapeaux de sorcière.
Voici l’embarcation, en vrai maintenant, si j’ose dire. C’est bien celle que j’ai vue, à mon arrivée, dans la vidéo. La sculpture que Michelle Héon a intitulée Barque, Gâvres est une magnifique épave, couverte d’algues et de lichens vert-de-gris. L’éclairage dramatique que l’artiste a choisi conviendrait pour une peinture romantique. Comment ne pas évoquer Le radeau de la Méduse de Géricault ? Comment ne pas entendre quelques mesures du Vaisseau fantôme de Wagner ? Une deuxième barque bidimensionnelle, d’un violet intense, est dessinée sur le mur : c’est l’ombre de la première, son double fantomatique. Fascinée, je m’approche et constate que mon ombre est montée, sans que je m’en aperçoive, dans l’inquiétant esquif. Je ne peux m’empêcher de penser à la barque de Charon, le nocher des Enfers, qui faisait traverser l’Achéron aux âmes des défunts.
Les mythes représentent une tentative des hommes pour expliquer de façon imagée leur statut dans le monde. Gilles Morissette relève ce défi autant en philosophe qu’en artiste. Deux phrases qui courent l’une après l’autre sont écrites sur les murs : LE DÉSIR D’ÊTRE LOIN – ÊTRE LOIN DU DÉSIR. La première est la pensée de l’homme ordinaire qui ne comprend pas qu’il emportera avec lui ses soucis, où qu’il aille. La seconde est celle du stoïcien qui voit dans l’ataraxie le Bien suprême. L’artiste a réalisé, avec du papier voile blanc et de la lumière, une sculpture qui évoque le tourbillon du monde que le sage contemple. Sub specie aeternitatis, ce maelstrom est immobile. L’installation d’une grande pureté formelle invite le spectateur à la méditation. Avant de monter au dernier étage, je jette un coup d’œil à l’installation d’Isabelle Leduc intitulée Voie lactée, neuf dalles, d’un bleu nuit saupoudré de clarté, qui semblent avoir été placées sur le mur pour aider quelque piéton de l’espace à passer à gué d’un univers à un autre.
Un grand cylindre de papier voile blanc sur lequel apparaissent en filigrane des continents inconnus se dresse au milieu de la salle. Gilles Morissette a intitulé cette œuvre L’existence de l’esthétique / L’esthétique de l’existence. Les mots « L’EXISTENCE DE L’ESTHÉTIQUE DE L’EXISTENCE DE L’ESTHÉTIQUE DE L’EXISTENCE… » sont imprimés sur la surface de façon ininterrompue. Une ouverture permet de pénétrer à l’intérieur de la fragile structure. J’ai l’impression que le maelstrom que j’ai vu en bas s’est transformé en ces parois de glace qui m’entourent. À travers la blancheur translucide de l’œuvre, j’aperçois le monde extérieur si flou, si évanescent que je pourrais douter de son existence. Je m’interroge sur le sens de l’expression qui se mord la queue comme l’Ouroboros et je tente une interprétation : celui qui ne doute pas de l’existence de l’esthétique devrait faire de sa vie une œuvre d’art. En sortant, je vois des algues de soie broyée d’un rouge artificiel qui semblent jaillir du mur. Elles font partie de l’installation intitulée Naufrage, Kernihhilio de Michèle Héon. La vie est un voyage qui finit mal. L’art – l’esthétique – rend cette prise de conscience supportable.
Mon périple est terminé. Comme un musicien joue de l’instrument qu’il maîtrise le mieux, chacun des trois artistes s’est exprimé avec son médium de prédilection : papier voile pour Gilles Morissette, papier matière marouflé sur bois pour Isabelle Leduc, tissus déchiquetés pour Michelle Héon. Chacun d’eux a poursuivi sa propre démarche : Michelle Héon met en scène la mer, Isabelle Leduc décline en couleurs son vocabulaire formel, Gilles Morissette poursuit ses réflexions philosophiques. Mais ils ont, en quelque sorte, accordé leurs instruments pour faire de cette exposition un véritable concerto visuel.
GÉOGRAPHIE IMAGINAIRE
Michelle Héon, Isabelle Leduc, Gilles Morissette
Maison de la culture de Notre-Dame-de-Grâce
3755, rue Botrel, Montréal
Tél. : 514 872-2162
Du 5 mars au 10 avril 2011