« La photographie est une graphie par la lumière et n’est pas une graphie par l’homme au moyen de la lumière. C’est une graphie de et par la lumière même, que l’homme peut seulement recueillir et provoquer. » – Henri Van Lier1

Dans sa nouvelle série Mesures célestes, présentée au centre d’exposition VU ainsi qu’à Caravansérail, Fiona Annis a exploré les possibilités esthétiques d’une ancienne technique photographique, celle du collodion humide. C’est donc davantage le procédé en lui-même qui a su captiver l’artiste plutôt que le sujet photographié. Certaines de ses œuvres
exposées sont d’ailleurs le résultat uniquement du processus photographique, sans qu’il y ait même eu prise de vue. Mais en l’absence de référent, qu’est-il encore donné à voir? Comment prendre la mesure de ces œuvres où le sujet et les repères spatiotemporels semblent disparus?

Après une résidence qui lui a permis d’explorer d’anciennes techniques de la photographie, Fiona Annis s’est particulièrement intéressée à celle du
collodion humide. Utilisé à partir des années 1850, le collodion est une solution sensible à la lumière dans laquelle était trempée une plaque de verre ou de métal. Cette plaque était ensuite plongée dans un bain de nitrate d’argent avant d’être exposée à la lumière. Ce procédé conférait alors aux images un aspect légèrement liquide, presque pictural, tandis que leurs contours semblaient avoir été brûlés. Le processus, complexe et précis, devait être effectué rapidement. Une simple maladresse, un grain de poussière ou une exposition trop longue à la lumière pouvait affecter le résultat. En considérant les photographies d’époque qui furent soumises à ce procédé, on peut ainsi remarquer certaines imperfections. Les traces du procédé confèrent alors aux œuvres un esthétisme singulier. Or, ce sont
justement ces éléments formels qui ont attiré l’attention de l’artiste. Fiona Annis a voulu explorer la matérialité du processus photographique même.
Sonder les stigmates de la lumière et des artefacts sur l’image.

L’un des incidents qui pouvaient se produire lors de la manipulation
des plaques était de laisser l’une des extrémités plus longtemps dans le bain d’argent. Une seconde de trop suffisait pour rendre cette partie plus sensible à la lumière. Dans son œuvre Hesitation Line, Fiona Annis fait référence à cet accident en ayant trempé volontairement un des côtés plus longtemps dans le bain. Sur la plaque, qui fut agrandie par la suite, se dessine ainsi une ligne d’horizon. Bien que la plaque n’ait pas été soumise à une prise de vue, un paysage s’y profile. Une image apparaît dans l’espace vacant de la matrice. Telle une peinture sous l’effet de la lumière. Cette simple ligne annule la frontière entre l’abstrait et le figuratif et laisse le
spectateur hésitant, à son tour, entre ces deux lectures possibles.

Fiona Annis présente également trois œuvres où la possibilité de lecture est obstruée par la composition de l’image même. Il s’agit de trois plaques de métal, soumises là encore au procédé du collodion humide puis développées par le négatif. Puisqu’il n’y a pas eu prise de vue, ces œuvres exposent une absence, un vide opaque et déconcertant. L’image est à la fois fascinante et vertigineuse. Face à ces masses sombres, le spectateur cherche alors un point d’ancrage. Mais seuls les contours offrent quelques points de lumière dans lesquels le regard trouve refuge: là où la solution n’avait pas adhéré complètement. En marge des œuvres prennent forme un parcours,
un territoire.

Dans cette série figure également une œuvre où Fiona Annis a pour-
suivi le processus du collodion humide, mais cette fois jusqu’à la prise de vue. Il s’agit d’une photographie d’un paysage de la Gaspésie, où l’artiste a exposé une petite plaque, par la suite elle aussi agrandie, à la lumière du lieu. La photographe a ensuite développé l’image dans une chambre noire portative — une cabane de pêche réaménagée pour l’expérience. Les conditions dans lesquelles l’artiste a travaillé étant loin d’être idéales, des imperfections se sont glissées dans l’image prise. Ainsi, l’œuvre est inondée par une lumière crue, parsemée de résidus de poussière, tandis que là encore, les contours offrent des formes abstraites et étranges. Abstraction et figuration se confondent alors dans un espace où la lumière crée un espace vide. Si l’image en devient fascinante, sa dislocation en fait un objet
déstabilisant pour le regard. Un sentiment d’inconfort laisse place
aux questionnements.

Cette perte d’équilibre, Fiona Annis l’associe à l’égarement d’un bateau. Par le titre de la série, Mesures célestes, la photographe fait en effet référence aux anciennes techniques de navigation. Sur les navires, perdus au milieu de l’océan, seuls les corps célestes servaient de repères. Par cette métaphore, Fiona Annis évoquerait ainsi la quête de l’artiste qui, face à l’immatérialité, chercherait un lieu de fixation tangible. Une musique pour faire face au silence.

Lors de l’exposition était également présenté un triptyque intitulé Bridge Meditations. Ces œuvres offrent l’image de nuages, un sujet d’étude classique en photographie. Toutefois, il ne s’agit pas là d’une prise de vue directe du ciel, mais de reprographies d’images numériques préexistantes. Ici, deux langages se confrontent : l’optique et le chimique. Deux temporalités distinctes aussi: celle de l’instantané et celle d’une procédure lente. Pourtant, ces deux techniques semblent trouver en ces œuvres une affinité. Les formes des nuages trouvent, en effet, leur expansion dans celles, vaporeuses, laissées par le collodion. Les aspects intangibles et évanescents des deux paraissent se soustraire au regard. Au creuset de ces matières instables et mouvantes, les repères semblent disloqués. L’une et l’autre s’enchâssent et se prolongent, dans des temporalités réinventées;
celle du passage, de l’errance puis de la disparition.

Fiona Annis présente donc la photographie comme une technique régie par les potentialités du médium même. Les réactions chimiques, les effets inattendus de la lumière ou de résidus fondent l’esthétique de ses œuvres. En puisant dans ce langage photographique, l’artiste amène le spectateur dans une temporalité et un espace poétique. Où l’intemporel rencontre le fortuit; et l’intangible, l’instabilité de la matière.

(1) Henri Van Lier, «Le non-acte photographique» in Les cahiers de la
photographie, n° 8, L’acte photographique. Colloque de la Sorbonne.
Paris, 1983, p. 28

FIONA ANNIS MESURES CÉLESTES
Centre VU, Québec
Du 14 novembre au 14 décembre 2014

Centre d’artistes Caravansérail, Rimouski
Du 22 janvier au 28 février 2015