Pour la première fois, le Canada est représenté à la Biennale de Venise par des artistes inuits, soit le collectif Isuma ᐃᓱᒪ, fondé au Nunavut par Zacharias Kunuk et Norman Cohn, ainsi que Pauloosie Qulitalik et Paul Apak Angilirq, aujourd’hui décédés. Ce quatuor de vidéastes a acquis une réputation internationale avec, entre autres, le film Atanarjuat: The Fast Runner réalisé en 2001 pour lequel il a remporté la Caméra d’or au Festival de Cannes la même année. Depuis trois décennies, le collectif est également engagé dans une création audiovisuelle en langue inuite, l’inuktut, toujours majoritairement parlée au Nunavut. Avec 2019 qui a été proclamée Année internationale des langues autochtones par l’ONU, la présence d’Isuma à la biennale est d’autant plus importante pour la visibilité qu’elle offre sur la scène internationale.

Dès l’entrée dans le pavillon canadien, un cartel célèbre tous les contributeurs d’Isuma depuis ses débuts, en 1985, sous l’intitulé People working together, indicatif des principes de collaboration et de réciprocité développés dans leur travail. Une première partie de l’exposition est consacrée au film One Day in the Life of Noah Piugattuk ᓄᐊ ᐱᐅᒑᑦᑐᑉ ᐅᓪᓗᕆᓚᐅᖅᑕᖓ (2019), qui est projeté sur quatre écrans en inuktitut avec des sous-titres italien et anglais. Le film raconte la rencontre entre un chef de famille, Noah Piugattuk, et un fonctionnaire canadien venu lui ordonner de quitter son territoire pour aller s’installer dans des communautés sédentaires en 1961. Il met en scène avec subtilité et humour une négociation défectueuse qui illustre les incompréhensions culturelles et l’inégalité des rapports de force entre Piugattuk et le fonctionnaire canadien. Fait troublant, 58 ans après cette relocation, une entreprise minière opérant au Nunavut prévoit la mise en place d’un réseau ferroviaire sur les territoires de chasse que Noah Piugattuk et sa famille ont dû quitter, près des communautés d’Igloolik et de Pond Inlet.

Vue d’installation, pavillon du Canada, dans le cadre de la la 58e Exposition internationale d’art – la Biennale di Venezia, (mai 2019). Avec la permission du Musée des beaux-arts du Canada et d’Isuma Distribution International. Photo : Francesco Barasciutti

L’exposition s’étend non seulement sur la production cinématographique d’Isuma, mais aussi sur son engagement dans la protection de la langue, de la culture et des droits des Inuits. La deuxième partie de l’exposition s’attarde sur les projets consacrés à la représentation des perspectives inuites actuelles sur le territoire et sa préservation, inscrivant l’historicité inuite dans un continuum culturel. Silakut Live from the Floe Edge ᓯᓚᒃᑯᑦ ᓴᖅᑭᔮᖅᑐᑦ ᓯᓈᓂ(2019) cherche ainsi à connecter le public de la biennale à une communauté inuite de l’île de Baffin, en proposant plusieurs diffusions en direct qui laissent la parole aux habitants. Le documentaire My Father’s Land (2012-2014) revient quant à lui sur les consultations menées auprè des communautés inuites sur le développement minier et en particulier, sur l’intervention d’un des co-fondateurs d’Isuma, Zacharias Kunuk. En diffusant virtuellement la parole des résidents de l’île de Baffin, ces projets s’inscrivent dans le développement de la plateforme Digital Indigenous Democracy qui cherche à asseoir une présence autochtone souveraine en ligne par l’information et la consultation des communautés inuites faisant face au développement minier.

Une série de petits cartons, au format carte postale, résumant le film et présentant le collectif est d’ailleurs distribuée aux visiteurs à l’entrée et à la sortie du pavillon. Déclinées en une dizaine de versions, ces cartes offrent un prolongement de l’exposition en montrant des images tirées des œuvres d’Isuma. Elles invitent le public à visiter le site web du collectif où un catalogue, les films et les diffusions en direct sont mis à disposition dans une extension virtuelle de l’exposition qui étend son accessibilité au-delà des murs de la biennale.

Les œuvres proposent donc une réécriture historique d’un événement traumatisant, en l’étirant dans le présent, tout en mettant l’accent sur une agentivité et une contemporanéité inuites encore peu comprises et intégrées dans les prises de décision.

Pour la première fois dans l’histoire du pavillon canadien, l’exposition est conçue par une équipe de commissaires inuites et allochtones sélectionnées par Isuma : Asinnajaq, artiste et commissaire inuite, Catherine Crowston, directrice générale et conservatrice en chef du Musée des beaux-arts d’Alberta, Josée Drouin-Brisebois, conservatrice de l’art contemporain au Musée des beaux-arts du Canada, Barbara Fischer, directrice générale et conservatrice du Musée d’art de l’Université de Toronto et la commissaire indépendante Candice Hopkins. Cette équipe a travaillé de pair avec le collectif selon des principes d’apprentissage réciproque, conformément à des méthodologies inuites de collaboration et de mentorat. L’équipe a ainsi pu profiter tant de l’expérience des commissaires aux parcours divers que des contributeurs d’Isuma1. Cette méthodologie a par ailleurs permis à l’équipe de tenir compte des perspectives inuites sur l’historicité et la continuité culturelle afin de présenter les œuvres selon un prisme articulant le « local » et le « mondial », tel que l’exprime l’historienne de l’art Heather Igloliorte2. Les œuvres proposent donc une réécriture historique d’un événement traumatisant, en l’étirant dans le présent, tout en mettant l’accent sur une agentivité et une contemporanéité inuites encore peu comprises et intégrées dans les prises de décision3. Or, il va sans dire que la Biennale de Venise constitue une plateforme privilégiée pour connecter le local et le mondial, tout en exprimant les perspectives inuites sur leur histoire, leurs préoccupations présentes et leurs aspirations futures.


Isuma au pavillon canadien de la 58e Biennale de Venise
Du 19 mai au 24 novembre 2019

(1) « National Gallery of Canada Announces Curators for 58th Venice Biennale », Inuit Art Quarterly, 12 septembre 2018.

(2) « locally articulated, globally oriented ». Heather Igloliorte, « Arctic Culture / Global Indigeneity », Negotiations in a Vacant Lot: Studying the Visual in Canada, éd. par Lynda Jessup, Erin Morton, et Kirsty Robertson, Montreal: McGill-Queen’s University Press, 2014.

(3) Asinnajaq, l’une des commissaires, exprime ainsi la volonté de l’équipe commissariale, et par extension d’Isuma : « The ways that we do that- how we express ourselves through word or action- can be different, and some people don’t notice when they’re completely missing what’s happening. I think that in the tradition of the work that Isuma has done for these past three years, it brings the Inuk perspective in a time when we haven’t necessarily heard that exact perspective yet. » Asinnajaq et Candice Hopkins, « Candice Hopkins and Asinnajaq in Conversation », Ocula, 4 mai 2019.