C’est à un parcours initiatique que nous convie Jannick Deslauriers au 1700 La Poste, pour Être imaginaire, exposition à caractère rétrospectif couvrant une quinzaine d’années de production, de 2006 à 2023. C’est aussi une première pour l’institution, qui a accueilli l’artiste en résidence pour la création de Phasmes (2022-2023), une installation troublante composée de sculptures hybrides. La firme d’architectes Lupien + Matteau scénarise les quatre espaces du parcours proposé (1).

L’exposition arrive pour Deslauriers au terme d’une maîtrise en sculpture à la Yale School of Art, amorcée alors que, en pleine ascension2, elle éprouve le besoin d’explorer de nouveaux matériaux, de réfléchir à sa démarche et de se mettre en danger. La mue, dont elle a fait le sujet de son œuvre, devient aussi la sienne, en tant qu’artiste. Elle passe de la sculpture à l’installation, de la réminiscence à l’essence, de la tulle à l’acier, ou comme elle le résume avec concision : « de la couture à la soudure, de la césure à la suture ».

Il faut lire les textes d’Isabelle de Mévius, commissaire, et d’Anaïs Castro, historienne d’art, dans la très belle monographie3 consacrée à l’artiste, pour mesurer l’ampleur de son parcours. Celle qui s’est fait connaître par des sculptures textiles légères et transparentes évolue de plus en plus vers un registre solide et opaque. Les thèmes de l’apparition et de la disparition, de la force et de la vulnérabilité, de la présence et de l’absence reviennent comme un leitmotiv dans son œuvre.

Issu d’une correspondance étalée sur un an, l’entretien avec François Morelli, artiste et professeur, fut à la base même de la structure de l’exposition ; un exercice intellectuel qui aurait pu être aride dans son incarnation, mais qui, au contraire, enrichit l’expérience sensorielle et émotive et ajoute de multiples strates de sens. Ce texte permet de sonder la profondeur de la pensée de Deslauriers, pensée empreinte des écrits de Michel Foucault sur les espaces autres, de Byung-Chul Han sur les strates, de Georges Didi-Huberman sur l’apparition et la disparition, et d’Emmanuel Levinas sur le travail de la main.

L’exposition débute au sous-sol avec l’une des toutes premières sculptures de l’artiste – Ce qu’il reste (2010) –, mais sans les coquelicots de l’installation originale, l’escalier faisant office de transition. Nous basculons dans un no man’s land spectral, face à un char d’assaut en crinoline blanche cousue de fil noir. La sculpture est si éthérée que l’on pourrait croire à un dessin graphique souligné par des traits de lumière. À moins que ce ne soit une apparition en rêve ou une prémonition. Engin de guerre blanc à l’assaut de la paix. Trêve ou blanc de mémoire. L’effet de tension est accentué par la compression de la sculpture entre le plancher et le plafond, bas à cet étage.

Jannick Deslauriers, Ordinateur (2018), de la série Relique : extension du corps, nylon, tulle et fil, 71 × 56 × 41 cm, Collection Hamelys. Photo : Alexis Bellavance, courtoisie du 1700 La Poste
Jannick Deslauriers, Ce qu’il reste (2010), crinoline et fil, 229 x 508 x 203 cm. Photo : Guy L’Heureux, courtoisie du 1700 La Poste

Au rez-de-chaussée, à travers un rideau transparent, notre regard est aspiré par une scène dantesque. Des chaînes pendent du plafond comme autant d’épées de Damoclès au-dessus de nos têtes. Des objets flottent, d’autres couvrent le sol. Stupeur et fascination. En ouvrant le rideau, la vision s’éclaircit, le sens s’obscurcit. Une spirale ascensionnelle englobe Déshérence4 (2022) et Phasmes (2022-2023). La première est constituée d’un lit ailé qui pourrait être celui de la maison ou de l’hôpital, de la naissance ou de la mort. Pour Isabelle de Mévius, l’œuvre aborde les trois âges de la vie, la question de la transmission, et incite à l’élévation. Dans Phasmes, on circule comme dans un rêve étrange. Tout est sur pause, le temps et le mouvement sont suspendus. Des balançoires d’enfants en tulle sont disposées en cercle comme les chiffres sur une horloge. Des objets jonchent le sol sur des lits de cendre. S’agit-il d’un terrain d’enfouissement, d’un site archéologique, d’une scène d’après-guerre ? Les sculptures conçues par l’artiste mettent en tension des fragments de jeux pour enfants (roue de tricycle, poussette, anneaux) et de matériel médical (lit, fauteuil roulant, déambulateur). Soudés, ils forment ces êtres imaginaires, soutenus par des tiges d’acier, suturés de tulle et de cire ; d’où le titre Phasmes, à l’image de ces insectes à longues pattes qui se fondent dans la nature par mimétisme. Fragiles vols d’Icare si on lit l’œuvre en plongée, mais renaissance du phénix si on la lit en contre-plongée.

Jannick Deslauriers, Phasmes (détail) (2022-2023), acier, cire d’abeille, pigments encaustiques, tulle, fil et cendres de bois, dimensions variables. Photo : Guy L’Heureux, courtoisie du 1700 La Poste

La structure de l’installation s’inspire du manège. Même arrêté, le mouvement est perceptible à travers les traces laissées sur les murs ou celles de nos pas sur le plancher. Le dôme architectural, conçu pour « nous élever », nous enveloppe à l’instar des pattes de l’araignée Maman de Louise Bourgeois. Pour Isabelle de Mévius, Phasmes parle de maternité et « semble être une manière pour l’artiste de retrouver et restaurer le monde de son enfance ».

Anaïs Castro écrit : « À partir des cendres de sa production exhaustive, Jannick Deslauriers dresse le portrait d’un monde en guérison dans lequel de nouvelles formes vont transmettre la promesse de réhabilitation et de réparation. » J’imagine le carrousel en marche : il n’y a ni commencement ni fin. Vie et mort se succèdent dans un mouvement perpétuel de renaissance. Comme les cycles de création.

La reconstitution de l’atelier dans l’ancien coffre-fort évoque la résidence de l’artiste dans l’espace même de l’installation. La prestidigitatrice dévoile ainsi un tableau intimiste de son processus de création et le mécanisme de l’illusion.

En accédant à la mezzanine, nous remontons le temps et retrouvons des œuvres de ses débuts. Des dialogues s’installent entre les productions passées et récentes, entre les sculptures et l’espace architectural. La Caméra argentique (2018) agit en gardienne de la mémoire, « captant » le passage des visiteurs dans l’escalier, leurs mouvements ascendants et descendants comme ceux d’un manège. Les poteaux électriques de Ligne brisée (2017) rythment l’espace urbain devant la fenêtre, rappelant l’aspect graphique de Déshérence. Le thème du carrousel se répète ; La grande roue (2016) fait écho à Phasmes.

Vue de l’exposition être imaginaire de Jannick Deslauriers (2023), 1700 La Poste. Photo : Guy L’Heureux

La trilogie des outils de travail – Machine à coudre (2013), Machine à écrire (2019) et Ordinateur (2018) – forme une petite autobiographie entraperçue dans l’atelier. Piano (2010) s’installe en colonnade et joue sur l’idée de prothèses, au sens d’extensions de soi, comme les êtres imaginaires. Vous constatez alors que ces éléments sont contenus dans l’installation en contrebas, sublimés, magnifiés.

En fin de parcours, le Fantôme de l’hôtel Queen (2006) devient le rideau de scène sur lequel se referme la visite. Il vous enveloppe comme un manteau tissé de l’imaginaire de Jannick Deslauriers. Une exposition qui nous touche et nous bouleverse comme un voyage initiatique5.

1 Chacune des expositions du 1700 La Poste donne carte blanche à l’artiste et toute l’équipe curatoriale et architecturale s’implique dès la sélection des œuvres. En résultent des projets toujours d’une grande cohérence et à la mise en scène impeccable.

2 Plus d’une trentaine d’expositions individuelles et collectives, notamment chez Art Mûr, qui l’a fait connaître, et grâce à qui l’exposition a eu lieu au 1700 La Poste.

3 Anaïs Castro, Jannick Deslauriers, Isabelle de Mévius et François Morelli, Jannick Deslauriers : être imaginaire (Montréal : Éditions de Mévius, 2023), 160 p.

4 La déshérence est l’absence d’héritiers dans le cas d’une succession.

5 Merci à Jannick Deslauriers, Isabelle de Mévius, Anne- Marie Matteau, Florence Chapdelaine Deslauriers pour les entrevues touchantes qu’elles m’ont accordées.


(Exposition)

JANNICK DESLAURIERS : ÊTRE IMAGINAIRE
1700 LA POSTE, MONTRÉAL
DU 17 MARS AU 18 JUIN 2023