Jocelyne Alloucherie, Yann Pocreau. Deux passe-murailles à la Fonderie Darling
Une artiste chevronnée renouvelle son langage et un artiste émergent pousse le sien à ses limites dans deux expositions à la Fonderie Darling : des installations qui se complètent, explorant les percées de lumière des constructions humaines.
En nous entraînant dans son Dédale, Jocelyne Alloucherie cherche non pas tant à nous désorienter qu’à nous « désoccidenter », en vue d’une salutaire réorientation. On retrouve les formes architecturales blanches qui structurent souvent ses installations, ici fenêtres tronquées redoublant irrégulièrement l’accrochage de huit photographies de la série Occidents (2008) de canyons urbains, prises en contrebas, à contrejour. Ces clichés sont ainsi pourvus de cadres qui ne les contiennent pas, ouverts par en haut par des ciels couverts, alors même qu’ils nous/les tiennent à distance pour mieux accommoder, en leur commune provenance, notre expérience immédiate à leur foncière différence. Le jeu de l’insaisissable réel et de l’icône qui le révèle englobe ici l’espace lui-même, que la masse du « cadre » rend palpable à qui l’approche, en-deçà comme au-delà de son obstacle, et jusque dans l’image lui faisant l’écho d’obscures silhouettes d’édifices de part et d’autre d’une canopée nuageuse.
La sensibilité à l’espace proche s’étend ainsi de loin en loin jusqu’à l’ouvert indéfini, élément aérien d’une fluide pulvérulence de grain argentique en contraste avec les blocs solides longeant les voies de circulation. Celles-ci demeurent hors champ, comme pour déjouer la perspective séquentielle de l’espace homogène triomphalement mobilisé par l’Occident dans sa fuite en avant, jusqu’à l’horizon de sa chute. Si la pointe de ce grand V est ainsi refoulée sous le seuil du visible, on en retrouve le pli doucement évasé au milieu des murailles sculpturales, ébauche de l’autre déploiement de l’espace qui se devine par-delà leur tournant, marquant aussi celui d’Alloucherie vers la vidéo.
Sur la terre comme au ciel
Sur trois écrans parallèles alternent et se répondent, au fond de la caverne ombreuse de la grande salle de la Fonderie Darling, des vues de ruelles étalées en vingt-sept minutes de l’aube à la nuit, sous les angles changeants des ombres de chaque moment choisi, dans un axe qui n’épouse le point de fuite que pour en calmer les transports. C’est le ciel qui est maintenant réduit à la portion congrue d’un triangle isocèle, car le sol envahit l’avant-plan, l’aplatissant de ses textures, dont la tactilité se répercute d’un seul tenant jusqu’à l’échappée d’une rue, ponctuée des furtives traversées de vélos ou de passants. Ce léger trafic aperçu au loin diffère peu de l’animation de chaque ruelle, qui s’y love à toutes les distances, à des rythmes divers, de la course à la flânerie aux stations aléatoires. Sur fond feutré de sons ambiants : bruissements de feuillage, piaillements d’oiseaux, rires juvéniles, fragments musicaux, l’artiste orchestre au montage le discret contrepoint d’événements minuscules, glanés en marge des chemins balisés de l’activité efficiente. Dans un espace aussi hétérogène qu’unitaire, paradis terrestre soustrait à l’organisation téléologique d’une perspective utilitaire, nature et culture s’entremêlent dans la cohabitation utopique des règnes : terre et eau, herbe et arbres, chats et enfants s’y retrouvent à l’abri des automobiles qui, partout ailleurs, les chassent sur leur passage, ici soigneusement élidé du paysage.
Menant à cette idylle urbaine à la Tati, le Dédale d’Alloucherie est bien sa première œuvre à faire place à la figure humaine, fût-ce anonymement (nonobstant le caméo initial de Caroline Andrieux, directrice artistique des lieux). Familiers et distants, les humains passent dans l’espace résiduel des ruelles au même titre et sur le même plan que les autres êtres, comme les figurants d’un paysage chinois. À cet exemple, férue de McLuhan, l’artiste a su trouver dans un tel environnement acoustico-tactile, par les chemins de traverse du quadrillage routier, une issue « orientale » au labyrinthe de la modernité — ou plutôt une façon de l’habiter dans tous les sens, de tous nos sens, par-delà leur atrophie sous les seules lumières d’un regard réducteur.
Une lumière sous-jacente crève l’écran des images
Si l’esprit court les ruelles montréalaises dans l’espace profane qu’investit Jocelyne Alloucherie, il a sa demeure assignée dans l’espace sacré des églises françaises dont Yann Pocreau collectionne les cartes postales centenaires ; ainsi celle d’une nef gothique, filmée dans l’axe de sa perspective. Un point de lumière vient à trouer sa rosace sur la pellicule, s’amplifiant en égratignures et rayures qui en épousent grossièrement la forme circulaire jusqu’à remplir l’écran d’une blancheur striée des impuretés matérielles du médium, que rappellent déjà le projecteur et son cliquetis. Puis il se résorbe en sens inverse dans le vitrail symbolisant la lumière divine : va-et-vient dialectique avec l’expérience littérale d’une clarté sous-jacente à sa représentation.
Cette lumière qui perce l’écran de ses Projections prête néanmoins à leur fiction la force physique de l’immédiateté pour démontrer, par sa mise en scène aux coulisses apparentes, en quoi l’origine extérieure de son espace englobant coïncide avec la lumière intérieure de l’esprit lui-même, mais excède toute image censée la renfermer. Les ogives gothiques que plantent des photos géantes dans la petite salle de la Fonderie Darling, dont l’armature antique de bois et de béton est découverte pour prolonger leur pénombre médiévale, sont crevées de rais de lumière comme par des projectiles, jonchant le sol de gravats arrachés au faux mur. Leurs trous d’impact révèlent une autre paroi, non moins fausse, ne servant qu’à dramatiser l’impossibilité de regarder en face cette lumière cachée des hauteurs, dont la source artificielle se laisse néanmoins percevoir derrière le décor. Même chose pour les crevasses rectilignes coupant en biseau trois piles de vieilles cartes postales d’églises, traces de sacré dont la sédimentation historique est éclairée de biais par une lumière intemporelle, sous les signes d’une expérience banale, datée : mot personnel, timbre oblitéré.
Indifférente à l’image ou au message, l’ultime révélation semblerait tenir au médium lui-même. Pocreau en fait part, l’air de rien, au dos de la carte vierge affichée sous le titre de son exposition, arborant ces deux maîtres mots : « Correspondance », « Adresse ». Interrelation, interpellation : ne s’agit-il pas là des dimensions de l’être humain que mettent en lumière, à même les murailles de sa condition, l’art comme la religion ?