Jon Rafman privilégie la structure installative comportant des éléments très diversifiés :  photographies, vidéos, objets, meubles, etc. L’exposition présentée au Musée d’art contemporain de Montréal met en relation dynamique fabrications matérielles et constructions algorithmiques. Dans les salles, les images fixes alternent avec les images animées, formant des environnements hybrides au sein desquels le regardeur actif configure son circuit.

Transparents ou opaques, ouverts ou clos, les dispositifs reproduisent certains des contextes dans lesquels les écrans sont consultés et utilisés  dans la vie courante : les lieux publics et passants, la salle d’attente ou le salon, l’endroit personnel, intime et fermé telle la chambre ou la cabine. L’organisation spatiale de même que les propriétés formelles et matérielles des modules représentant ces milieux créent une atmosphère familière, voire invitante. Le regardeur peut y circuler, s’arrêter, s’asseoir, s’étendre, écouter individuellement, en privé, grâce aux espaces fermés et aux nombreux casques d’écoute mis à sa disposition ; il peut aussi visionner en public, en compagnie d’autres visiteurs, une projection ambiante.

Les montages vidéographiques mixent des images hétérogènes. Quelques-uns d’entre eux intègrent des citations provenant de plusieurs époques de l’évolution des jeux vidéo et des publications Internet, certains incluant aussi des extraits tirés de « l’obscure sous-culture du Web1 ». Fantaisistes, grotesques, absurdes, grossières, drôles, lyriques, les images parfois disparates déferlent à un rythme souvent accéléré ; elles interpellent ou provoquent ceux qui les regardent.

L’œuvre récente Oh the Humanity (2015) tient du paradoxe. La structure principale du lit d’eau, relativement accueillante et ludique, contraste avec le traitement de la surface, les coulures qui cernent sa base. Pour vivre l’expérience proposée par cette œuvre, le visiteur doit accepter, ou risquer, de s’y étendre. Cette position horizontale, de prétendue détente, lui permet de voir un écran de petites dimensions placé à la hauteur de ses yeux. La vidéo qui y est présentée, camouflée dans un volume arrondi, suggérant peut-être la tête de lit, montre une foule colorée dans une gamme pastel. Certaines parties de l’image passent progressivement du net au flou, puis inversement, dans un mouvement assez lent, plutôt calme. Malgré le confort apparent insinué par le dispositif, plusieurs caractéristiques en modulent le sens et induisent une lecture inverse. Les guirlandes disposées en plans parallèles enfermant l’espace de la tête, la trop évidente référence des coulures rouges entourant la base, le cadre qui déborde le matelas et devient un obstacle à la sortie du lit, la pénombre dominante de cette salle, autant d’aspects par lesquels le doute, l’inconfort, voire une certaine inquiétude, s’immiscent. Et la question surgit : où cet abandon, cette soumission au dictat des images mènent-ils ?

Évoquant des paysages, les images fixes, dont la série You are standing in an Open Field (2015)2, sont construites, elles aussi, comme des collages : par l’accumulation de nombreux fragments, une sorte de contamination du plan par une multitude de pièces représentant des objets, comme un clavier d’ordinateur souillé placé au premier plan, et superposées à des références tirées, notamment, de l’histoire de l’art. Ces impressions au jet d’encre, de grandes dimensions, sont recouvertes d’une résine, qui en scelle la surface. Le geste ample par lequel la matière transparente a été appliquée a laissé de larges empâtements qui altèrent la perception de la composition. Des plaques de résine séchée débordent de l’espace pictural. Elles définissent une ligne irrégulière qui rend à la matière sa présence. L’œuvre, ainsi échappée du virtuel, affirme sa matérialité, lui laissant d’ailleurs le dernier mot, à l’extérieur du cadre.

Mimant l’envahissement de notre société par les personnages des jeux vidéo, le Web et les films animés, la mise en espace en rajoute en suspendant, à l’entrée de chaque salle, des rideaux imprimés aux motifs des figures fantaisistes de son univers illusoire. En multipliant les produits dérivés, l’industrie augmente la pression, sachant bien que ces insistants et polluants rappels favorisent la consommation impulsive et boulimique des images, devenue le modus vivendi de notre société occidentale. Le modèle d’un univers aliénant mais lucratif est ainsi totalement reproduit par Rafman. Si au premier regard, il lui semble favorable, l’expo­sition fait une éloquente mise en garde contre l’aliénation.