Le Caravage – Émouvoir pour convaincre
S’il est un peintre dont l’art résonne avec la sensibilité de notre époque, c’est bien Michelangelo Merisi da Caravaggio, dit Le Caravage (vers 1571-1610). Quatre cents ans après sa mort, il continue de fasciner et d’intriguer les foules par son aura nimbée de mystère.
Acclamé par les uns pour son génie novateur et son étonnant naturalisme, décrié par les autres pour la vulgarité de ses modèles et la trivialité de son rendu, l’œuvre du Caravage a suscité les réactions les plus diverses, à l’image d’une vie faite de scandales et de mœurs dissolues. L’exposition que propose le Musée des beaux-arts du Canada porte un nouvel éclairage sur l’œuvre de ce peintre d’exception, ainsi que sur l’influence qu’il a exercée, et exerce encore. Mais qui est donc ce Caravage ?
On sait assez peu de choses sur lui avant son arrivée à Rome, en 1592, sinon qu’il est lombard et fils d’architecte. Formé à Milan auprès de Simone Peterzano, c’est déjà un habile peintre de fruits et de fleurs lorsqu’il gagne la Ville éternelle et entre dans l’atelier du Cavalier d’Arpino. Dès ses premières années à Rome, il entreprend une série de sujets senza istoria et senza azione (sans histoire et sans action), dont plusieurs scènes de musique, pour le compte du Cardinal del Monte, son premier protecteur, qui lui ouvrira les portes du mécénat romain.
Les premières œuvres du Caravage frappent par le choix de sujets inhabituels, doublés de la libre interprétation qu’il fait des schémas iconographiques traditionnels : chez lui, par exemple, Bacchus se présente sous les traits d’un jeune Romain un peu débraillé, attablé dans une auberge plutôt que dans les atours d’un héros mythologique. Ce réalisme frontal, conjugué au vérisme du rendu, contribue rapidement à établir la réputation du peintre. Les commandes fusent, et il multiplie les tableaux.
Au tournant du siècle, il entreprend la production de sujets religieux pour diverses églises romaines. La paire de tableaux qu’il peint pour la chapelle Contarelli de l’église Saint-Louis-des-Français, sur le thème de la vie de saint Matthieu, enthousiasme une poignée de connaisseurs influents. Dans ses œuvres religieuses, les saints prennent les traits de petites gens et la Vierge ressemble plus à une poissonnière de faubourg aux pieds sales qu’à une figure biblique dans la tradition classique. Ce qui est loin de plaire aux autorités religieuses, frileuses et conservatrices.
Celui qui déclara qu’« il lui coûtait autant de soin pour faire un bon tableau de fleurs qu’un tableau de figures » rompt avec l’idéal humaniste de la Renaissance qui avait élevé au statut de mythe la figure humaine. Son naturalisme exacerbé et sans complaisance lui permet de trouver la vérité des objets, comme le montre La corbeille de fruits (1596), première nature morte de l’histoire de l’art traitée pour elle-même. Grâce à des éclairages latéraux en forts contrastes de clair-obscur et des points de vue inhabituels (forte contre-plongée de la Conversion de saint Paul de 1601, par exemple), il interpelle directement le spectateur et lui fait prendre part au tableau en touchant ses sens. Émouvoir pour convaincre, telle sera l’essence de la peinture baroque contre-réformiste. Tel est le modus operandi du Caravage, fervent adepte de la religiosité affective.
Rapidement, et bien qu’il ne fonde ni atelier ni école et qu’il meurt avant d’avoir atteint 40 ans, son style pollinise ses contemporains. Les peintres « caravagesques » seront nombreux dans les premières décennies du XVIIe siècle ; des Italiens, certes, mais aussi des Espagnols, des Français, des Allemands et des Néerlandais arrivent à Rome et, marchant dans les pas du Caravage, approfondissent ses innovations picturales, créant un nouveau vocabulaire plastique. Du maître, ils retiendront surtout l’emploi de la lumière révélatrice, l’intensité du clair-obscur, le naturalisme des figures et le mode théâtral de la mise en scène narrative.
Réunissant une soixantaine d’œuvres, dont 10 tableaux du maître, Caravaggio et les peintres caravagesques à Rome explore la période romaine de l’artiste : 1592-1606. Il sera contraint de quitter Rome en 1606, après un duel où il tue Ranuccio Tomassoni ; il ne reviendra jamais dans la Ville éternelle, mourant tragiquement sur une plage de Porto Ercole en 1610. Suivant quatre thématiques (jeunes gens et musiciens ; scènes de genre ; images individuelles de saints et compositions religieuses), l’exposition met en parallèle les œuvres du maître et celles de ses principaux émules : Bartolomeo Manfredi, Orazio et Artemisia Gentileschi, Gerrit van Honthorst, José de Ribera, Pieter Paul Rubens, Georges de la Tour, Simon Vouet et Valentin de Boulogne, entre autres.