Fondé en 1983, le Club Ami est un centre d’accueil et d’accompagnement psychosocial situé dans le quartier Côte-des-Neiges. On vient y chercher le soutien et les rencontres, et y développer sa créativité, sous de multiples formes, selon l’humeur du jour et les envies de chacun·e. Afin de faire circuler ses petits projets déjà amorcés, et d’en réaliser un de grande ampleur pour les quarante ans de l’organisme, le groupe imagine l’exposition Les manœuvres de la Côte, présentée au début de l’année 2023 à la Maison de la culture Côte-des-Neiges.

Dans les mots d’Anne Lardeux, intervenante au Club Ami, le plan était d’« investir un espace comme on se drape d’une nouvelle étoffe pour voir si ça nous va, ce que ça nous fait et à l’espace aussi, transformé en milieu-miroir collectif où se recomposent nos éclats, présences multiples et singulières1 ». C’est ainsi que plus d’un an sera passé à préparer l’occupation, au fil des rencontres du Club et avec la participation de toute une constellation d’ami·e·s, d’artistes plasticien·ne·s, de musicien·ne·s, et de travailleureuses du soin, chacun·e débordant joyeusement des rôles préassignés.

Club Ami, Les manœuvres de la côte (2023)
Vue d’exposition
Photo : Manoushka Larouche
Courtoisie du Club Ami

Économie alternative de l’exposition 

Le dévoilement des Manœuvres au public s’ouvre sur un concert de musique semi-improvisée, avec des instruments saisis à tout hasard qui resteront accessibles après l’événement : flûtes, xylophones, maracas, tambours, harmonica servent à traduire en mélodies et couplets des chants construits sur la base de discussions entre le groupe et les artistes Adam Kinner et Frédérique Roy. Des outils et bricolages en cours jonchent l’espace et agissent à titre de témoins de ce qui peut survenir quand des heures sont engagées à plusieurs, pour le soin, pour le jeu, ou simplement pour passer le temps. Chacun·e fait à peu près ce qu’iel veut, à partir de propositions juste assez dirigées pour arriver à des formes raisonnablement intelligibles et pouvant ainsi être partagées avec les autres. Dans l’exposition, on peut découvrir des récits personnels et des autoportraits textuels, des réappro­priations créatives de dossiers médicaux, des masques et des costumes, des collages photocopiés et des assemblages de papiers découpés ou imprimés en risographie. Partout, les traces vibrantes d’activités et d’actions passées du collectif nous permettent de revisiter des moments sensibles vécus par les ami·e·s du Club, même en leur absence. Une sorte de grand livre aux pages faites de tissus rapiécés et montés sur des grilles, que l’on nous invite à tourner en les faisant rouler, constitue un ingénieux dispositif fabriqué avec l’aide de Michael Eddy et de Maude Arès.

Trônant au fond de la galerie avec sa batterie de rouleaux encreurs et d’extraits de publications à assembler, une imprimante risographe exigeante surnommée Capri a besoin qu’on la minouche pour la faire fonctionner encore un peu. On sent à la fois l’énergie du faire-ensemble et des individualités fortes qui s’expriment sur des sujets qui leur tiennent à cœur : récits d’exil, commentaires sur la politique, critiques de films assemblés pêle-mêle par des esprits brillants et singuliers. 

Club Ami, Les manœuvres de la côte (détail) (2023)
Cahiers du Club Ami
Photo : Manoushka Larouche
Courtoisie du Club Ami

Indiscipline dans l’art et la thérapie

L’équipe du Club Ami s’active à l’intersection des pratiques artistiques et thérapeutiques, rassemblant le nécessaire à ce que toustes s’expriment avec des moyens adaptés et par des gestes choisis. On cultive l’antidiscipli­narité, l’action communautaire participative, le soin et le lien de proximité, chacun·e arrivant avec son bagage et ses savoirs. Au Club comme dans l’espace de diffusion, on encourage l’accès libre et indiscipliné aux moyens de production, on amène les restants d’ateliers et d’activités passées dans l’exposition, on s’investit dans le collectif et on mêle un peu de sa propre vie à la thérapie. L’auteur et psychomotricien Olivier Brisson explique comment de telles pratiques brutes de l’art « expriment avec le moins d’artifice une certaine vérité vivante du sujet », lequel, plutôt que de s’acharner sur la forme et le style, fait entrer dans l’expression artistique « les aléas [bruts de son corps]2 ». L’artiste est ici « plusieurs ; il est un groupe qui fait des choses ensemble3 », dans une approche qui est « plus du côté de la pratique brute de l’art que d’une pratique d’art brut4 ».

En plus de créer des zines, on programme le Ciné-Club Ami ou la Radio de l’à côté, on fabrique des t-shirts, on tourne du documentaire et des portraits vidéo, parfois on sort même visiter des expositions ou observer les oiseaux, ou alors on s’accompagne pour des rendez-vous plus sérieux, on se rend visite l’un·e l’autre, on rompt l’isolement. Est ici à l’œuvre toute une riche tradition de psychothérapie institutionnelle qui insiste sur l’accueil, l’ambiance et le fait que les rôles et fonctions ne fixent ni les gestes ni la circulation des corps, opérant de manière modeste et soutenue une critique de l’institution tant médicale qu’artistique, puisant dans chacune ce qu’elle a de plus propice à créer du lien et à faire du bien. Tout participe du soin, même les murs.

Les manœuvres de la Côte aura été un assemblage heureux de pratiques situées5 permettant au public de ressentir une énergie communautaire au sein d’un espace d’exposition rarement si vibrant, et donnant aux participant·e·s un passionnant prétexte pour construire un abri social temporaire dans un lieu de diffusion artistique qui ne s’attendait peut-être pas à tant. C’est qu’on peut faire vivre bien des espaces si on y met le temps, si on s’attache à les habiter à plusieurs, et qu’on se donne – qu’on nous donne – des moyens, même restreints, pour y vivre. Une communauté peut garder une part d’itinérance et retenir toute sa singularité à travers le temps et les espaces, mais comme nous toustes elle a besoin de milieux sûrs pour parfois se déposer, elle a besoin d’être protégée pour oser prendre des risques, d’être bien entourée afin d’apprendre à manœuvrer. Longue vie, et merci, au Club Ami !


(Exposition)

Les manœuvres de la Côte
Club Ami
Maison de la culture Côte-des-Neiges, Montréal
Du 13 mars au 30 avril 2023

1 Correspondance courriel avec Anne Lardeux, 2023.

2 Olivier Brisson, Pour une psychiatrie indisciplinée (Paris : La fabrique éditions, 2023).

3 « Les manœuvres de la Côte – Club Ami », Ville de Montréal, montreal.ca/evenements/les-manoeuvres-de-la-cote-club-ami-44838.

4 Correspondance courriel avec Anne Lardeux, 2023.

5 L’expression « pratique située » est employée ici en référence à la notion de savoirs situés, conceptualisée par la philosophe féministe Donna Haraway afin de critiquer l’objectivité prétendue du savoir scientifique et de recentrer la subjectivité au cœur de la production des connaissances.