Les habitants de la nuit : œuvre luminescente
« C’est dans les grandes profondeurs que la bioluminescence est la plus présente. Dans les abysses, le moindre point de lumière amène l’espoir, celui du soleil qui autorise la vie. »
– Jeanne Couture
Avec Les habitants de la nuit, l’artiste visuelle Isabelle Demers propose une rétrospective qui n’en est pas une. Le petit livre entoilé rassemble pyrogravures, photographies et lithographies – des morceaux choisis parmi plus d’une décennie de création – dans l’intention de raconter. Il s’articule autour d’une « fable nocturne » qui chevauche le monde vivant et le monde surnaturel, deux thèmes phares chez l’artiste qui cultive un amour certain pour les ouvrages et les balados scientifiques, botaniques et ésotériques.
Au fil des pages, des formes animales, humaines et végétales font des apparitions discrètes, sans jamais construire un narratif clair (certaines pages sont d’ailleurs laissées vides). Demers cristallise leurs mouvements furtifs, telle une collection de moments à assembler soi-même. C’est donc un récit sans amorce ni dénouement – l’antithèse de la fable, en quelque sorte. Elle disait d’ailleurs : « Que ce soit par le dessin, la peinture ou l’installation, je cherche à créer des trames narratives, tout en maintenant éternellement en suspens l’avènement d’une situation finale. »
Deux textes enserrent les œuvres de l’artiste. En fin de livre, un court essai de la commissaire Jeanne Couture en confirme le fil conducteur (qui s’était laissé deviner jusque-là) : la bioluminescence. La commissaire explique que tous les êtres vivants émettent de la lumière lorsque certaines molécules s’oxydent. Les libellules, par exemple, en diffusent beaucoup plus que les humains. Certains champignons servent de lanternes aux insectes, alors que des espèces du règne animal profitent de leur brillance nocturne pour aveugler, séduire ou appâter leurs proies. Le phénomène, même s’il est très documenté, demeure mystérieux. Et c’est sur ce fil ténu – entre science et fantaisie – que se tient Isabelle Demers.
Notre « brillance » peut aussi être interprétée de façon métaphorique, comme l’énonce magnifiquement la poète Maude Veilleux dans la nouvelle qui ouvre le livre. Celle-ci porte non pas sur la bioluminescence en nature, mais sur le besoin très contemporain de se mettre en scène par le truchement des écrans, de se façonner un alter ego : « Derrière l’écran, j’imagine un destinataire. Le parfait destinataire. / Qui analyse les commissures, les plis, la boucle de mes cheveux, la profondeur de mon iris. / Un destinataire qui comprend tout. Mieux que moi. Du plus profond. »
Les habitants de la nuit est le fruit d’une communion exemplaire entre une artiste et ses collaborateurs, qui donne aux œuvres, aux textes et à la signature graphique un goût de liberté brute.
Dans la forêt nocturne comme sur les réseaux sociaux, la lumière nous fait apparaître. Pour fabriquer ce livre énigmatique, Isabelle Demers s’est tournée vers Criterium, un bureau de design graphique fondé à Québec par Maxime Rheault et Chany Lagueux, qui fait également office de maison d’édition et de galerie d’art. L’artiste leur a donné carte blanche pour ne pas restreindre leur interprétation de son travail. Il s’en est suivi une série de décisions conceptuelles, esthétiques et fonctionnelles qui ont couronné la personnalité de l’ouvrage : le choix d’un vert monochrome pour créer un lien entre des œuvres et des textes foncièrement autarciques ; l’utilisation de l’eau-forte (un procédé de gravure par l’acide) sur l’ensemble des pages afin d’obtenir un effet chamarré et unifiant ; une couverture entoilée oscillant entre le scolaire et le littéraire ; l’estampage de formes animales sur la couverture rappelant l’enfance, mais aussi le fantastique ; un petit format évoquant l’intimité propre à l’univers de Demers ; et un marque-page doré pour explorer le livre à son rythme.
Réputé pour sa grande créativité, Criterium a su répondre aux œuvres tout en réinventant les codes du livre, ce qui lui a valu un prestigieux prix Applied Arts. De connivence avec le studio, l’artiste s’est occupée de la finition de la publication en appliquant, à la main, une peinture phosphorescente sur la tranche des 250 exemplaires – illuminant ainsi l’objet dans le noir.
Les habitants de la nuit est le fruit d’une communion exemplaire entre une artiste et ses collaborateurs, qui donne aux œuvres, aux textes et à la signature graphique un goût de liberté brute. Cette liberté profite également au lecteur, invité ainsi à imaginer son propre récit. Dans ses créations précédentes, Isabelle Demers a fabriqué des microcosmes vivants en faisant pousser des minéraux grâce à des solutions salines au milieu de formes animales recouvertes de cire ou de glaçure volcanique. Avec cette première publication, elle montre une fois de plus son talent immense pour transmettre le merveilleux et stimuler l’imaginaire à travers la matière.