Pour amorcer sa programmation de 2022, la Galerie de l’UQAM présente l’exposition DataffectS consacrée à la prégnance des enjeux et des effets des communications numériques dans nos sociétés. En deux décennies à peine, les pays de l’hémisphère nord-occidental sont entrés de plain-pied dans l’ère de l’hyperconnexion. Chez nombre d’observateurs, l’enthousiasme initial pour la libre circulation des idées et des savoirs que cela permet a cédé le pas à un sentiment de tyrannie vis-à-vis de la pression induite par cette omniconnectivité tous azimuts. À travers huit propositions élaborées par autant d’artistes de divers horizons et générations, DataffectS explore ce que cela révèle de notre société et de notre perception de la réalité, qui semblent chaque jour davantage tributaires de l’interférence numérique dans notre quotidien, à travers des processus de transferts d’informations dont on est toujours plus dépendants pour assurer nos communications, même les plus banales.

Cette connectopathie est susceptible d’induire son lot de déroutes discursives et, en raison de son caractère ubiquitaire, participe à l’amplification du sentiment de surcharge mentale et émotionnelle ressenti par un nombre grandissant d’individus.

Cette situation a inspiré la création d’un terme nouveau, celui de connectopathie – croisement entre connexion et pathologie – pour décrire notre besoin chronique de lien afin d’exister dans un espace public de plus en plus virtuel. Cette connectopathie est susceptible d’induire son lot de déroutes discursives et, en raison de son caractère ubiquitaire, participe à l’amplification du sentiment de surcharge mentale et émotionnelle ressenti par un nombre grandissant d’individus. Sans compter notre rapport au langage qui s’est profondément transformé sous l’influence de ces technologies.

Au nombre des propositions les plus intéressantes de cette sélection opérée par la commissaire Nathalie Bachand, il y a Euh… ! Disfluences (2015) de Cécile Babiole. Au mur, un écran noir et un casque d’écoute, que l’on enfile. On y entend la voix d’Olivier Baude, docteur en sciences du langage. Sa parole, qui suit le cours de sa pensée, connaît des ratés, des hiatus et des disruptions (glitchs) qu’aucun logiciel numérique de traitement du langage, aussi performant soit-il, ne parvient à prendre en compte. Sur l’écran noir apparaît en simultané une transcription, faite par Babiole, qui incarne visuellement, à travers une série de signes (points de suspension, points-virgules, etc.), ces informations essentielles à l’intelligence du propos du locuteur, et qui semblent résister à la machine. Ces signes délinéarisent la transcription et réintègrent la part d’affect, d’aléatoire et de latence qui caractérise la dimension non verbale de l’oralité, permettant de facto la mise en place d’un interstice sémantico-productif totalement absent de la traduction numérique automatisée.

Vue de l’exposition DataffectS (2022) Galerie de l'UQAM. Photo : Galerie de l’UQAM
Vue de l’exposition DataffectS (2022) Galerie de l’UQAM. Photo : Galerie de l’UQAM

What Hath God Wrought? de LAb[au] (laboratory for architecture and urbanism), dont le titre reprend la première phrase transmise par télégraphe en 1844 (en français, qu’est-ce que Dieu a créé ?), fait la démonstration des limites de toute forme de technologie, aussi parfaite puisse-t-elle sembler. Au mur, seize télégraphes, disposés sur deux rangées et fonctionnant en circuit fermé, se relaient pour émettre en continu un message, toujours le même, sous forme de signaux électriques. Graduellement, au fil des décodages et des encodages, le message initial commence à s’altérer, permettant l’occurrence de nouvelles itérations par l’entropie de son système. En portant un regard critique sur un système conçu comme intrinsèquement parfait, et qui s’est néanmoins délité de l’intérieur, What Hath God Wrought? nous incite à relativiser nos certitudes sur l’infaillibilité des technologies de notre époque, tout aussi imparfaites que celles des siècles passés.

Vue de l’exposition DataffectS (2022) Galerie de l'UQAM. Photo : Galerie de l’UQAM
Vue de l’exposition DataffectS (2022) Galerie de l’UQAM. Photo : Galerie de l’UQAM

Avec son allure de chaîne de montage automatisée, Auto/OPT_1 et Auto/OPT_2 (2021) de Robert Saucier explorent les dimensions affective et émotive que recèle l’art cinématographique. À la manière d’un juke-box mémoriel, ces dispositifs installatifs audiovisuels puisent dans le répertoire des dix plus grands films de tous les temps, selon le British Film Institute, des séquences iconiques qui sont autant d’archétypes narratifs. Ils sont présentés en boucle sur deux écrans horizontaux sur lesquels s’activent aléatoirement des bras mécanisés ; en se posant sur les écrans, ceux-ci induisent peu à peu des écarts entre le son et l’image. Ces disruptions favorisent des glissements sémantiques participant à faire dérailler la « machine à créer de l’affect » qu’est le cinéma, dès lors que le synchronisme son-image est mis à mal.

Vue de l’exposition DataffectS (2022) Galerie de l’UQAM. Photo : Galerie de l’UQAM

Des propositions de Dominique Sirois, Julie Morel, Véronique Savard, Rodolfo Peraza et Mathieu Zurstrassen, qui sont autant d’invitations à réfléchir à la dématérialisation sans cesse grandissante de nos rapports et les dystopies ordinaires qu’elle engendre, complètent cette exposition fort réussie. On regrettera, comme c’est souvent le cas à la Galerie de l’UQAM, mais aussi ailleurs, l’effet cacophonique induit par la coprésence de plusieurs œuvres sonores qui se contaminent mutuellement et nuisent à la visite. Il existe pourtant des solutions simples à cela ; la Cinémathèque québécoise en fait d’ailleurs bon usage et l’on devrait peut-être s’en inspirer pour en améliorer l’expérience.


(Exposition)
DataffectS
Commissaire : Nathalie Bachand
Artistes : Cécile Babiole, LAb[au], Julie Morel, Rodolfo Peraza, Robert Saucier, Véronique Savard, Dominique Sirois, Mathieu Zurstrassen
Galerie de l’UQAM
Du 11 février au 9 avril 2022