Restaurants, boutiques, salles de spectacle et autres lieux publics participent à l’identité montréalaise. Pourtant, au quotidien, ils restent presque invisibles. De fait, rares sont les personnes qui peuvent associer ces dispositifs architecturaux, pourtant nombreux, au nom de Luc Laporte (1942-2012), leur concepteur. Une exposition présentée au cours de l’automne au centre 1700 LaPoste, la dernière œuvre de Laporte, permet de lever une partie du mystère qui entoure cet homme discret et son œuvre méconnue.

Homme charmant et attachant, Luc Laporte était aussi un personnage complexe et secret. Farouchement indépendant, il avait une aversion particulière pour le monde académique de l’architecture, qui l’avait rejeté avant qu’il n’obtienne son diplôme, mais aussi pour le milieu professionnel, qui a reconnu tardivement ses compétences et son talent. Bien que rebelle, Laporte n’avait rien d’un anarchiste. Celui qu’on pourrait qualifier d’« homme des Lumières » réservait son admiration pour certains érudits, inventeurs et artistes, anciens et contemporains, qui représentaient à ses yeux des exemples d’excellence et d’intelligence. En architecture, sa révérence était plus diffuse. Au fil des conversations, certaines phrases échappées permettaient de comprendre qu’il s’inspirait de la rigueur de Mies van der Rohe, qu’il avait beaucoup appris de Gilles Bonetto, qu’il avait grandi dans la rue où résidait le maire Jean Drapeau pour qui il avait énormément de respect, que les maisons de Montréal étaient mal cons­truites, que Paris était un modèle d’urbanité…

Une présence fort disputée

Situé dans un garage aux abords du Carré Saint-Louis, l’atelier de Laporte n’avait vraiment rien d’un bureau d’architecte conventionnel. Dans ce lieu en chantier perpétuel, il travaillait avec une petite équipe de jeunes architectes constamment renouvelée. Toutes ses réalisations sont issues d’une étroite et intense collaboration avec les donneurs d’ouvrage qu’il divisait en bons et mauvais clients. S’il séparait nettement ces deux mondes (les « clients » visitaient rarement l’atelier en présence des « employés »), l’intensité de ces collaborations n’a pas manqué de marquer celles et ceux qui y ont participé. Il est donc tout à fait révélateur que ce premier hommage à l’homme et à l’œuvre soit organisé par deux proches collaboratrices, la propriétaire du 1700 LaPoste, Isabelle de Mévius, et l’architecte Luce Lafontaine, commissaire invitée de l’exposition.

Au début des années 1980, les projets de Laporte (des boutiques, des logements, des restaurants) s’inséraient dans des bâtiments existants. Il fut, peut-être malgré lui, un pionnier de la reconstruction de la ville. Dans son monde, chaque projet s’avérait une aventure particulière au dénouement incertain, une énigme dont lui seul connaissait les arcanes. Loin d’être une finalité, le dessin ne constituait qu’un support pour vérifier les dimensions et transmettre le détail des assemblages aux ouvriers du chantier. Pour les projets à plus grande échelle, la maquette était le médium de prédilection. Laporte ne déléguait rien si bien que l’atelier, le chantier et le donneur d’ouvrage se disputaient constamment sa présence.

L’élégance

Tirant profit de la configuration de l’espace du 1700 LaPoste, les conceptrices de l’expo­sition proposent un itinéraire en trois sections. Les principales réalisations de Laporte sont évoquées par des clichés pris par les photographes qui ont collaboré avec lui au cours des années. Une deuxième partie est consacrée à la présentation de plusieurs projets non réalisés qui témoignent de l’envergure de la vision de l’architecte. Une dernière zone est réservée à l’exposition des dessins et de la maquette d’un projet idéal d’urbanisation de l’île Saint-Barnabé face à Rimouski.

Bien qu’extrêmement claire, la vision de l’architecture promue par Luc Laporte n’était pas fondée sur une doctrine précise. Elle témoignait plutôt de certaines obsessions dont la principale était la recherche d’une « élégance » créée par la légèreté de la structure, la régularité modulaire de la composition, les alignements, le travail sur la lumière et la précision de l’assemblage.

Luc Laporte s’est d’abord fait connaître par une série de restaurants situés boulevard Saint-Laurent et rue Saint-Denis. Plusieurs d’entre eux, comme le Grand Café, la Trattoria Dai Baffoni et le Sam sont aujourd’hui disparus. Parmi les « survivants », L’Express demeure un exemple parfait du principe central de la philosophie de Laporte : l’économie de moyens au service d’une efficacité maximale. Le seul fait de ramener le rez-de-chaussée de cette ancienne maison bourgeoise au niveau du trottoir aura permis de créer une liaison directe entre l’extérieur et l’intérieur. Cette liaison, qui manque aux maisons de cette rue, est soulignée à L’Express par le prolongement du carrelage du sol de la salle à manger sur la terrasse extérieure du restaurant. À l’intérieur, un long bar fabriqué artisanalement est l’unique élément architectural. De simples miroirs placés sur les murs latéraux se font face et agrandissent l’espace à l’infini. À l’arrière, l’ancienne courette est illuminée par un puits de lumière évoquant vaguement l’art nouveau, avec sa structure d’acier pliée à la main. Pour Laporte, L’Express n’était pas un décor, mais une machine.

Le LUX constitue l’autre projet phare des années 1980. Construit avec seulement trois types de profilés d’acier pliés et soudés sur place, le LUX était en fait une sculpture sur trois étages prenant la forme d’un dôme luminescent surmontant un escalier double, « une gigantesque lampe », disait-il. Aucun élément de cette construction n’était issu des catalogues d’éléments préfabriqués par l’industrie. Exclusifs, tous les assemblages ont été conçus par l’architecte. Par exemple, l’axe de la porte tournante était ancré dans l’essieu d’un vieux camion coulé dans le béton. Ensuite, l’expérience du LUX a été poursuivie à plus grande échelle dans la réaffectation de l’espace intérieur de l’ancienne brasserie Eckers pour le Musée Juste pour rire. Thème marquant de l’œuvre de Laporte, le dispositif vertical associant escaliers et puits de lumière était poussé à son paroxysme dans cet espace vaste et spec­taculaire.

Justesse des intuitions

Malgré le succès populaire incontestable de ces lieux, Laporte a senti dès le milieu des années 1980 qu’il était pratiquement confiné au rôle de concepteur de restaurants. Cette impasse, liée au manque cruel de donneur d’ouvrage, l’amena à dessiner quelques projets « sans client ». Le premier de ceux-ci, conçu dès 1983, fut le dessin d’une place publique reliant l’extrémité nord du pont Jacques-Cartier et la façade de l’église Marguerite-Marie, œuvre d’Ernest Cormier. Le concept avait pour but de créer une percée visuelle à la sortie du pont pour marquer l’entrée de la ville au moyen d’une perspective mémorable. Que Laporte ait réussi à convaincre, plusieurs années plus tard, l’administration municipale de réaliser ce projet, aujourd’hui connu sous le curieux nom de « parc des Faubourgs », atteste de la justesse de son intuition et de la force persuasive de sa vision.

Le clou de l’exposition est sans conteste la présentation d’une série de projets inédits, qu’on peut classer sommairement en deux catégories. La première est une réflexion en plusieurs temps sur la conception de salles de spectacle, et la deuxième, une méditation sur l’avenir de la ville reposant sur l’invention de nouveaux types d’habitat à haute densité.

Laporte a construit deux salles de spectacle à Montréal : le cabaret du Musée Juste pour rire et le Club Soda. Ces lieux intimes et chaleureux sont issus d’une longue réflexion amorcée dès 1987, et dont l’origine est L’Étoile, une salle de 1200 places, conçue pour l’îlot situé à l’ouest de la Place des arts. Dans ce concept, aucun siège ne devait être éloigné d’une distance de plus de 22 mètres de la scène. Ce principe, qui assurait une visibilité et une acoustique optimales, a conduit Laporte à concevoir une version moderne du théâtre baroque, qui incorporait des modes d’accès novateurs et créait un rapport intime du public au spectacle, car, en théorie, cette salle aurait pu ne pas être équipée de système d’amplification du son. La même ligne de pensée sous-tendait deux autres projets, l’un pour la maison de l’Orchestre symphonique de Montréal et l’autre pour un nouveau stade de baseball professionnel nommé La Boussole. Dans ce projet de stade de 33 000 places, conçu dans un cercle parfait de 183 mètres de diamètre, aucune volée d’escaliers n’aurait séparé les gradins à l’intérieur de l’enceinte. Ce dispo­sitif permettait de créer une pente abrupte assurant une plus grande proximité du jeu. Véritables tours de force, ces inventions de Laporte se justi­fiaient par des arguments pragmatiques et un réalisme constructif qui les distinguent des véritables utopies.

Dans un autre ordre d’idée, Laporte a travaillé à la conception de prototypes d’habitat urbain à haute densité destinés à transformer les quartiers centraux de la ville. La « conciergerie Émile-Saine » était un édifice de quatre à six étages situé boulevard Saint-Joseph, en tête d’îlot entre le boulevard Saint-Laurent et la rue Clark. En forme de « L », l’édifice aurait incorporé des commerces au rez-de-chaussée, des bureaux à l’étage et des logements aux étages supérieurs. Couverte, la cour intérieure était destinée à accueillir un restaurant. Dans un deuxième projet dit « Dolanski », Laporte a proposé de combiner plusieurs édifices de quatre à huit étages autour d’un jardin intérieur sur un terrain longtemps vacant, situé rue Sherbrooke juste au sud du Carré Saint-Louis. Un troisième projet regroupant des commerces, des bureaux et 400 logements fut dessiné pour un terrain jouxtant le parc des Faubourgs et la rue de Lorimier. L’idée ici était de compléter l’aménagement des lieux pour transformer le trop vaste parc en véritable place publique, à l’image des squares montréalais. La réalisation d’un de ces édifices aurait très certainement illustré que la densification de la ville peut se faire à l’aide des solutions alternatives à la tour d’habitation. Ces solutions apporteraient une plus grande cohérence au tissu urbain par leur structuration de l’espace public et la variété de leurs usages.

L’urbanisation de l’île Saint-Barnabé face à Rimouski, dernier volet de l’exposition, constitue la synthèse la plus complète de la vision d’une ville dense et efficace promue par Laporte. Le projet pour Rimouski, qui se voulait une démonstration et non un projet à réaliser, illustrait que presque toute la population de la Gaspésie pouvait être réunie sur l’île si on y construisait des rues du 7e arrondissement de Paris… mais aussi que personne ne peut concevoir une ville ex nihilo.

L’exposition et son catalogue se présentent avant tout comme un vibrant hommage à un homme fascinant et singulier. Ils montrent les principaux jalons d’une œuvre riche, dont les principes sous-jacents restent à découvrir. Cette reconnaissance indique, enfin, que Luc Laporte a réalisé une œuvre majeure et que son fonds d’archives devra être conservé et étudié, car il appartient désormais à l’histoire de l’architecture du Québec. 

LUC LAPORTE RÉALISATIONS & INÉDITS
1700 La Poste, Montréal
Du 17 octobre au 20 décembre 2014