En 2008, un bateau de croisière australien affronte une violente tempête au large des côtes de la Nouvelle-Zélande. Une caméra de surveillance, placée dans la salle à manger, capte des images dramatiques de l’événement : tandis que de grandes vagues ballotent le navire, passagers, tables, chaises et couverts sont projetés d’un mur à l’autre. L’enregistrement vidéo de cette scène dramatique diffusé sur YouTube fait rapidement le tour du monde. Il est visionné par des millions de spectateurs, dont l’artiste Thomas Demand… qui décide de recréer cette scène en éliminant les personnages, mais en reproduisant minutieusement, à l’échelle réelle, chaque objet avec du carton et du papier découpé pour en faire un film d’animation !

Le résultat : un film intitulé Pacific Sun, clou de l’exposition présentée par la Galerie DHC/ART de Montréal (et organisée en collaboration avec le Des Moines Art Center d’Iowa). Bien que le film ne dure que deux minutes, il a fallu une équipe complète composée d’animateurs professionnels provenant de grands studios hollywoodiens et plus de quinze mois de travail pour créer chaque objet — du fauteuil à la table en passant par les assiettes, les pailles et les morceaux de citron —, les assembler et les animer de manière réaliste. Ce long et minutieux travail témoigne de l’étonnante démarche de cet artiste dont l’œuvre touche à la fois à la sculpture, à la photographie et au film d’animation traditionnel.

Thomas Demand s’intéresse au pouvoir de l’image photographique et au rapport que ce médium entretient avec la notion de « réel » et de l’« authentique ». Il s’interroge sur la mémoire, qu’elle soit personnelle ou collective, et sur le rôle que peut jouer un artiste ou un spectateur pour donner un sens à cette mémoire.

Dans son processus, il choisit des sujets généralement puisés dans les journaux ou sur Internet, sans présence humaine : un bureau en désordre, un escalator ou un vieux magnétophone, par exemple. Il les reproduit ensuite minutieusement en carton et en papier pour en faire une sculpture en trois dimensions. Puis, il prend des photographies de ces sculptures, sous plusieurs angles et selon un éclairage précis. Une fois cette étape terminée, il détruit les sculptures. Le spectateur se trouve donc face à une œuvre qui est, en fait, la reproduction d’une copie… d’une copie !

Le résultat est confondant. À moins de lire le texte de présentation, personne ne peut se rendre compte tout de suite qu’il s’agit de photographies de modèles en carton. En continuant à lire le texte, il devient clair que les scènes et les objets n’ont pas été choisis par hasard. Ils ont une histoire, souvent dramatique ou chargée de violence. L’œuvre Embassy, par exemple, reconstitue l’intérieur de l’ambassade de la République du Niger à Rome (que l’artiste est allé visiter sous un faux prétexte pour tenter de mémoriser chaque détail), qui joua un rôle important lors de l’invasion américaine de l’Irak. Le film d’animation Escalator  reproduit en carton un escalier mécanique dans un couloir de métro sombre. En lisant le texte, on découvre qu’il s’agit de l’entrée de la gare de Charing Cross Bridge à Londres, où un passager s’est fait assassiner en janvier 2009.

Dans ces œuvres se dégage une impression de distance, de rêve. Les compositions, qui semblent à première vue si banales (les œuvres sont souvent inspirées d’une prise de vue neutre, comme celle que capte une caméra de surveillance), prennent une réalité tout autre lorsque l’observateur prend conscience qu’elles sont habitées, jusque dans leurs moindres recoins, par la présence et l’œil de l’artiste. C’est lui qui dirige le regard du spectateur et lui dévoile ce qui est caché. En effet, rien n’est laissé au hasard, que ce soit l’éclairage, la disposition ou le point de vue qu’il choisit de montrer dans l’angle de son objectif. Cette « mise en scène » labyrinthique est renforcée par la scéno­graphie elle-même, car même le papier peint qui sert de toile de fond dans la Galerie est en fait issu de la photo­graphie d’une reproduction en carton d’un rideau…

À travers les divers étages et bâtiments de la Galerie DHC/ART, le visiteur pénètre dans un monde de miroirs, un trompe-l’œil géant où se côtoient des niveaux de sens multiples. L’œuvre de Demand est théâtrale, elle sort du cadre. Il s’en dégage une atmosphère énigmatique, séduisante dans son inquiétante étrangeté, mais aussi, et surtout, profondément ludique. La magnifique animation Rain en témoigne parfaitement. Sur un grand écran, on perçoit ce qui ressemble à s’y méprendre à des gouttes de pluie qui tombent sur du béton. En y regardant de plus près, on remarque que les « gouttes » sont en fait des centaines de petits papiers d’emballage de bonbons qui, en réfléchissant la lumière sous plusieurs couches de verre, semblent prendre vie et danser à l’écran en suivant une joyeuse chorégraphie. 

THOMAS DEMAND ANIMATIONS
DHC/ART Fondation pour l’art contemporain, Montréal
Du 19 janvier au 12 mai 2013