Depuis 20 ans, Marcelle Hudon allie marionnette, automate, théâtre d’ombres, musique et vidéo en direct dans des installations performatives créant un authentique langage de la mémoire, un théâtre du soi de haute voltige où la dimension artisanale de la marionnette flirte allègrement avec le virtuel et les nouveaux médias. Au-delà des considérations plastiques ou technologiques, c’est chaque fois l’âme humaine qui est convoquée, dans sa fragilité et sa force, sa matérialité et son évanescence. Entre plasticité et dématérialisation, l’art de cette magicienne opère ses petits rituels en toute subtilité, plongeant dans les abysses de l’humanité pour questionner notre rapport à soi, aux autres et au monde.

L’univers de la marionnette connaît depuis quelques années un incroyable essor. Des artistes contemporains en nombre croissant, issus des arts de la scène autant que des arts visuels, ont fait de l’objet marionnettique un important vecteur d’exploration plastique et symbolique. Certes, ils ne sont pas les premiers à emprunter cette voie ; ils furent quelques-uns, parmi les figures emblématiques des avant-gardes historiques du début du XXe siècle, à s’y frotter. De Paul Klee à Fernand Léger en passant par Fortunato Depero, chacun l’a revisitée à sa manière, dans un langage formel empreint de modernisme. Parce qu’elle offre la faculté d’échapper, par sa nature même, au carcan du réalisme et de la rationalité, la marionnette a particulièrement inspiré ceux qui se sont alors intéressés à ses possibilités plastiques, motrices et symboliques. Ainsi, elle fréquenta les futuristes, le cabaret Voltaire et le Bauhaus, dans ce que l’on peut considérer comme des expérimentations pluridisciplinaires avant la lettre, lointains ancêtres de la performance et de l’installation contemporaines.

Dans le sillon de ces premiers « metteurs en scène » d’objets, plusieurs artistes actuels se jouent des genres et des médias en sa compagnie. C’est le cas du danseur Duda Paiva, qui allie danse contemporaine, théâtre et marionnette dans une symbiose toute personnelle. Ou de William Kentridge, véritable chantre de l’intégration de ce curieux objet anthropomorphique dans des performances vertigineuses. Au Québec, cette avenue a un nom, un visage, celui d’une plasticienne qui, depuis 30 ans déjà, en a fait son domaine de prédilection : Marcelle Hudon.

Depuis ses premières expériences de marionnettes avec vidéo en direct en 1996 (Roncalli), les projets pluridisciplinaires d’Hudon se sont succédé : d’abord Les Portraits de la renarde ou l’art de fabriquer un vrai mensonge, un « thriller à 5 ¢ » à l’affiche du théâtre La Chapelle en 2000, puis Le requin blanc se multiplie, théâtre d’ombres présenté au FTA en 2003. Ou encore Babel Orchestra, une imposante « illustration » conjuguant objets, ombres matières, grand mobile et petites marionnettes de l’opéra de voix parlées de Jean-Jacques Lemêtre, véritable expérience immersive présentée dans le grand dôme de la SAT (sur 280 degrés) en novembre 2012.

À l’automne 2013, La chambre des lutteurs – créée avec Maxime Rioux, dont le système Ki de vibration de haut-parleurs est mis à contribution – constituait l’un des points forts de la troisième édition du festival Phénomena. Présentée au Bain Saint-Michel, cette œuvre mettait en scène des figurines qui, quelques mois plus tard, allaient former le cœur du Pavillon des immortels heureux. D’abord exposée à la galerie Oboro, lors du festival de Casteliers en mars 2014, cette installation multimédiatique fut présentée, en décembre de la même année, dans une version revisitée, au théâtre Aux Écuries.

Constitué d’une ribambelle d’automates animés par ordinateur, Le pavillon des immortels heureux exige un investissement spatial du spectateur en son sein même, selon une circulation se faisant au rythme des fantaisies d’un programmateur in situ. Sous l’influence de la matière sonore qui agit comme un chef d’orchestre, ces marionnettes s’éclairent et s’animent tour à tour en un étrange ballet futuristo-mécanique prenant place dans une salle sombre, comme si elles jaillissaient du néant, l’espace de quelques secondes, avant d’y replonger. Par un jeu d’éclairage minutieusement dirigé, leurs ombres portées se dessinent et se décuplent sur les murs ou sur des toiles judicieusement suspendues dans l’espace scénique. Son, lumière et acteurs sont convoqués par une deus ex machina (accompagnée de son éternel complice, Maxime Rioux) qui s’exécute derrière un panneau de commande truffé de boutons, à la manière des savants fous des films de science-fiction d’autrefois. L’expérience a quelque chose d’éminemment ludique pour celui qui se laisse ainsi guider dans la pénombre. Au terme de cette présentation d’une vingtaine de minutes, une discussion avec la conceptrice et ses acolytes permet de découvrir l’envers du décor et de mieux comprendre comment cela advient.

Cette installation crée un vaste espace peuplé de figures anthropomorphiques à l’enthousiasme contagieux qui, à tour de rôle, s’activent comme des petits démons. Ce sont les immortels heureux du titre, qui se déclinent sous diverses incarnations et appellations : une Joséphine Baker hystérisée se dandine frénétiquement ; deux couples de lutteurs se livrent un duel d’une infinie souplesse ; une renarde électrise le lieu de ses claquettes pétaradantes, tandis que libellules et squelettes entament des danses aux accents d’Éros et Thanatos. Sur un petit tambour se dessine par à-coups un cheval au galop, lointain descendant de ceux de Lascaux et de Pech-Merle, comme si, l’espace d’un instant fugitif et fragile, les technologies multimédiatiques dialoguaient avec les balbutiements de l’art de la représentation. Sa course effrénée le fait se dédoubler dans un étrange mouvement stroboscopique, au son d’un gong. Entre évocation primitive et art multimédiatique, le temps ainsi télescopé déstabilise le visiteur autant qu’il le rassure ; oui, l’art d’aujourd’hui, malgré son apparente dématérialisation, ne s’en inscrit pas moins dans le grand dessein humain !

Sans tambour ni trompette, chacun de ces personnages ouvre un espace mémoriel qui convoque les fantômes d’un passé, réel ou fantasmé, où la fabulation et l’imaginaire seront les guides sur ce chemin qui ne mène nulle part… nulle part ailleurs qu’en soi-même. Une belle réussite !