Narcisse E. Esfahani, néo-nomade

Narcisse E. Esfahani s’inscrit pleinement dans une recherche expressive du soi : elle intègre à sa démarche artistique une réflexivité sur la notion du « moi » (self) doublée d’une rétrospection identitaire.
Les nombreuses séries photographiques d’autoportraits de Narcisse E. Esfahani – notamment la série Elegy (2014) et Between2 (2011) – illustrent parfaitement la prédominance du « moi » chez cette artiste, non pas dans le sens premier du mythe selon Ovide, où Narcisse meurt noyé1, mais comme le point de départ de sa création. Ainsi, par le biais de l’autoportrait, l’artiste exploite les différentes facettes du « moi », et opère une forme de conciliation identitaire que sous-tend un questionnement d’ordre moral et épistémologique du type « Connais-toi toi-même » tant discuté et débattu au sein de la tradition philosophique occidentale, de Socrate à Nietzsche.
Exil et résistance
Les contraintes culturelles et les restrictions imposées à la liberté de création et à la conscience esthétique ont conduit Narcisse E. Esfahani à quitter l’Iran, son pays d’origine. Elle interprète ce départ comme un exil, une fuite et une quête de liberté. Un exil certes volontaire (self-exile), mais sans qu’il constitue véritablement un choix libre : « Si j’avais eu vraiment le choix, je serais restée en Iran, tout en expérimentant l’aventure artistique ailleurs »2, confie-t-elle. Les œuvres de Narcisse E. Esfahani sont le fruit d’une résistance face à une triple domination : symbolique, masculine et idéologique. Cette résistance prend aussi la forme de l’émancipation par l’exil.
L’artiste s’est constitué une identité multiple qu’elle assume, autant en artiste qu’en femme et néo-nomade3. L’émancipation passe par cette triple appropriation qui sur le plan individuel implique l’acquisition d’un nom, soulignant ainsi le mérite et la distinction d’une personnalité propre et, de facto, l’acquisition d’une valeur autonome, qualité particulièrement significative qui rompt avec les traditions d’une société uniforme et unidimensionnelle : « En Iran, les individus n’ont aucune valeur socialement et les libertés individuelles n’occupent aucune place au sein de la juridiction iranienne »4, note-t-elle. Toujours dans ce contexte particulier, l’identité féminine se trouve, toutes générations confondues, en transition entre tradition et modernité. Narcisse E. Esfahani exploite ainsi le mouvement et le langage de son propre corps, un corps féminin et une sensualité soumise à une domination tant masculine que sociale (cf. Renaissance de la Vénus, 2015).
Le rapport au corps, à son intimité, sa sensualité corporelle se redéfinissent entre l’ici et l’ailleurs, à travers ses œuvres et son propre itinéraire d’artiste (entre Téhéran, Toulouse et Montréal). Le nomadisme, ou plutôt ce qu’elle nomme le « néo-nomadisme », permet alors une (re)mise en mouvement du corps et de l’esprit.
Une stratégie identitaire complexe
Ces identités et appartenances multiples et complexes, Amin Maalouf a brillamment réussi à les expliquer dans son essai Les Identités meurtrières, où il souligne que : « Chacun d’entre nous devrait être encouragé […] à concevoir son identité comme étant la somme de ses diverses appartenances, au lieu de la confondre avec une seule érigée en appartenance suprême […] ».5 Narcisse E. Esfahani persiste et signe : « C’est une fierté d’être une femme artiste iranienne, il faut un certain courage car tu dois te battre mais je ne suis pas QUE ça ! Je ne veux pas être un Cliché ! »6. Ainsi, trois postures distinctes se dégagent : d’abord, celle du rejet conscient (voire inconscient) du mythe de la femme musulmane, iranienne, subordonnée à la seule domination masculine et à l’ordre patriarcal, ensuite, celle d’une force critique face à l’homogénéisation des femmes et à l’occultation de leur diversité, notamment par des théories féministes postcoloniales : « En tant qu’artiste femme iranienne, le marché de l’art occidental attend de moi que je me prononce artistiquement sur les thématiques du voile et du tchador. Comme si on devait contribuer à la vitrine de leurs clichés »7, se désole-t-elle ; et, enfin, celle d’une idéalisation et d’une recherche d’exotisme pratiquée par le marché de l’art contemporain occidental vis-à-vis des artistes issus de la diversité culturelle et en provenance de régimes autoritaires (tels que l’Iran, la Chine, Cuba, etc.). Les produits de l’art et les comportements des artistes sont, comme toute autre création humaine, sujets à une instrumentalisation. Certains artistes accaparent la posture de victime à la limite de l’imposture ou du cynisme et d’autres jouent le jeu du misérabilisme exotique manipulé dans une logique mercantile.
Symbiose
L’exil constitue certes un moment de rupture, mais c’est aussi l’occasion pour Narcisse E. Esfahani, à l’instar d’autres artistes, voire des intellectuels, d’explorer son identité ou du moins de prendre conscience que l’acquisition d’une identité est l’œuvre d’une vie : « L’identité n’est pas donnée une fois pour toutes, elle se construit et se transforme tout au long de l’existence ».8 L’artiste dispose ainsi de cette chance inouïe de redécouvrir ses appartenances identitaires à chaque étape de sa création et de les renégocier.
Narcisse E. Esfahani fait partie de la nouvelle génération (25-35 ans) d’artistes iraniens contemporains qui ne cherchent plus un refuge dans un passé idéalisé de la grande Perse antique, mais qui sont en quête de nouveaux départs, rendus possibles par le néo-nomadisme et l’œil esthétique, pour plonger sans aucun intermédiaire dans une rétrospection du soi qui passe souvent par le jeu de « déconstruction/construction identitaire » exprimé dans une logique du dépassement du simple « sujet de l’art » pour devenir un sujet « dans » l’art et par lui. Le travail de Narcisse E. Esfahani est ainsi en parfaite symbiose avec le monde qui l’entoure.
Au confluent de plusieurs disciplines artistiques, l’artiste tente de se raconter de l’intérieur sans dénigrer son identité composée de multiples appartenances. En exil, le « je » devient prédominant et une mise en avant-plan de son identité devient nécessaire pour obéir à un besoin d’équilibre face à l’autre et au pays d’accueil, avec parfois le risque de se construire une « citadelle intérieure » selon la formule stoïcienne de Marc Aurèle. L’artiste exilé, en effet, doit à la fois se protéger et se construire, car le nomade, certes plus fragile que le sédentaire, doit ériger des murs protecteurs tout en s’ouvrant au monde et à sa société d’accueil. Pour notre artiste, la conscience esthétique crée la qualité des portes et poste des sentinelles qui veillent à l’entrée de ladite citadelle.
(1) Le mythe suggère cependant que la démarche narcissique créative constitue un cheminement risqué, le véritable artiste risque sa peau dans l’affaire.
(2) Propos recueillis par Hanieh Ziei lors d’une entrevue avec Narcisse E. Esfahani, Montréal, 14 octobre 2015.
(3) Le néo-nomadisme est une expression empruntée à Marc Augé. Lorsque Narcisse E. Esfahani utilise le terme « néo-nomade », c’est pour désigner le nomade émergent, en opposant le « nomade traditionnel » (basé sur un mode de vie des peuples des steppes, des pâturages et des montagnes) au « nomade contemporain » (basé sur un nouveau mode de vie qui se caractérise par le voyage, le désir de circuler, dont la cause du mouvement résulte de raisons personnelles) – cf. Narcisse E. Esfahani, Between 2. (projet expérimental et interactif), École des beaux-Arts de Toulouse, Toulouse, 2011, p.5-6-7.
(4) Propos recueillis par Hanieh Ziaei lors d’une entrevue avec Narcisse E. Esfahani, Montréal, 14 octobre 2015.
(5) Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Grasset, Paris, 1998, p.183.
(6) Propos recueillis par Hanieh Ziaei lors d’une entrevue avec Narcisse E. Esfahani, Montréal, 14 octobre 2015.
(7) Propos recueillis par Hanieh Ziaei lors d’une entrevue avec Narcisse E. Esfahani, Montréal, 14 octobre 2015.
(8) Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Grasset, Paris, 1998, p.31.
Notes biographiques
Narcisse E. Esfahani est née à Téhéran, Iran, en 1982. Elle vit et travaille à Montréal depuis 2012. Tout d’abord formée à l’École d’arts et métiers de Téhéran ainsi qu’au département de design industriel de l’Université d’art et d’architecture de Téhéran, elle poursuit ses études en France, au département des arts de l’Université de Mirail et en design à l’École des beaux-arts de Toulouse. Multidisciplinaire, elle travaille dans les domaines de la photographie, du design de produits, de la scénographie et enseigne les arts visuels. L’artiste a participé à de nombreuses expositions à Montréal : Galerie Fabienne Rhien, Galerie Mekic, Galerie Espace Mushagalusa, Zgalerie, Artothèque, Art cible, etc.
Narcisse E. Esfahani Nulle p’art ailleurs
10e anniversaire de Diversité artistique Montréal (DAM)
TOHU, Montréal
Du 15 au 18 septembre 2016
L’Artothèque, Montréal
Du 7 au 15 octobre 2016