Partager des blessures communes, l’exposition Franchissements
Les dernières années submergées dans les eaux troubles pandémiques ont fragilisé notre perception du monde, laissant apparaître les divisions marquées par l’héritage colonial. Malgré les traumatismes qui brouillent notre vision, pouvons-nous apercevoir les faisceaux lumineux dans l’obscurité de notre époque ? C’est le défi proposé par l’exposition Franchissements, présentée à la Galerie UQO, dont le commissariat est assuré par Véronique Leblanc.
Dès l’entrée en galerie, notre regard est porté sur la performance filmée Huis clos / L’étendue de nos souffles (2020-2021) de Jacynthe Carrier. Présentant six performeuses et performeurs qui déambulent instinctivement dans une salle close, chaque personne se concentre subjectivement sur sa corporalité et ses limites structurelles. La vidéo est exposée conjointement avec la photographie d’une chute sublime mettant en évidence notre sentiment de vulnérabilité face aux événements qui nous ont renfermés individuellement. Cette entrée remet de l’avant nos contraintes matérielles qui s’imprègnent des divisions systémiques entre les corps marqués par les systèmes oppressifs. Enchevêtrant les ressentis de l’intime et du collectif, l’exposition décortique nos constructions collectives et historiques afin de faire émerger de nouvelles connexions.
Dans son ouvrage Ces corps qui comptent, la philosophe Judith Butler considère le corps comme un effet productif du pouvoir qui définit le « sujet » et ce qui lui est intelligible1. Paradoxalement, c’est par la force de l’exclusion que le corps se construit en relation avec son « dehors », une répudiation qui fonde son « intérieur ». Cela résonne dans les vers du poème Pour Joyce Echaquan et pour honorer la mémoire de toutes les femmes assassinées ou disparues (2020) de Marie-Andrée Gill, retranscrit en blanc sur un mur blanc de la salle : « Ça fait des centaines d’années qu’on se fait dire qu’on n’est pas du monde et on appelle ça l’Histoire. » La monochromie démontre un contraste entre la discorde révélée des mots et la plénitude épurée, soulignant la violence de ce qui est laissé sous silence. Oscillant entre le visible et l’imperceptibilité, comme une remise en question de ce qui nous apparaît inexistant, ces paroles émergent de l’invisibilité lorsqu’un regard consciencieux est appliqué.
Rappelant le sentiment de précarité, ces mots collectés lors d’actions performatives témoignent de la souffrance invisible qui nous est extérieure.
Exposées par l’entremise d’objets du quotidien, les œuvres textiles d’Estela López Solís énoncent les murmures de l’intime. Dans un dialogue entre deux chaises se tournant le dos, sur l’une d’elles est déposé un voilage blanc où nous pouvons lire le témoignage éponyme Je suis invisible (2018-2021) brodé en blanc2. Rappelant le sentiment de précarité, ces mots collectés lors d’actions performatives témoignent de la souffrance invisible qui nous est extérieure. Par ce côtoiement de violence et de douceur, le geste de broder en guise de réparation, et en faisant siens les récits intimes des autres, l’artiste donne aux paroles la double signification de la blessure et de la guérison.
Le parcours continue dans une deuxième salle où les œuvres, explorant les constructions culturelles de l’identité collective, nous amènent à porter un regard critique sur les idéologies coloniales intrinsèques aux représentations visuelles et au langage. Dans son œuvre documentaire Notes on Seing Double (2018), Sanaz Sohrabi décortique nos sentiments d’appartenance par la dissection d’une photographie anonyme prise lors de la révolution islamique de 1979 à Téhéran. Mise en parallèle avec La Leçon d’anatomie du docteur Tulp de Rembrandt (1632), les deux images historiquement opposées s’enchevêtrent jusqu’à en devenir une seule dans l’espace du Musée Mauritshuis. Par cette recomposition, l’artiste souligne les violences substantielles à l’élaboration de nos identités collectives représentées.
Dans son œuvre Ndi nna nnanyi na ezuko maka na anyi zukoro / Imaaqai, suvulivut katittut katisimagannuk (Les ancêtres se rencontrent à travers nous, 2021), l’artiste canado-nigérienne Kosisochukwu Nnebe analyse le langage comme une forme persistante du pouvoir colonial. Dans sa performance vidéo, Nnebe met en scène une discussion avec l’artiste inuk Katherine Takpannie. Aidée par ses parents, chacune tente de traduire sa pensée dans sa langue ancestrale, l’igbo et l’inuktitut. De leur difficulté à exprimer leurs pensées se fonde une complicité, comme une force de résistance. Dans un contexte où les divisions semblent proliférer, l’œuvre comme l’exposition, par la création de nouveaux espaces à la fois de connexion et de restitution du passé, proposent des possibilités d’agir qui se dressent par l’élaboration de nouveaux liens collectifs avec celles et ceux qui nous paraissent éloignés, mais qui partagent des blessures communes.
1 Judith Butler, Ces corps qui comptent (Paris : Éditions Amsterdam, 2008 [1993]), p. 12.
2 Les œuvres J’ai tellement peur (2018/2021) et Impostrice, Ingrate et Profiteuse de la série Ombres (2018) d’Estela López Solís étaient aussi exposées.
(Exposition)
FRANCHISSEMENTS
ARTISTES : JACYNTHE CARRIER, MARIE-ANDRÉE GILL, ESTELA LÓPEZ SOLÍS, KOSISOCHUKWU NNEBE (EN COLLABORATION AVEC KATHERINE TAKPANNIE) ET SANAZ SOHRABI
COMMISSAIRE : VÉRONIQUE LEBLANC
GALERIE UQO, GATINEAU
DU 10 NOVEMBRE 2021 AU 12 FÉVRIER 2022