Alliant architecture et souvenirs vécus, Patrice Charbonneau brouille les pistes. Il propose des compositions de grande intensité.

Les œuvres de Patrice Charbonneau tentent de déstabiliser certaines idées habituellement liées à l’architecture. Ce n’est sans doute pas un hasard si l’artiste (né en 1970) possède une formation d’architecte. À titre de designer, il participe à de nombreux projets d’aménagement. L’erreur toutefois serait de ramener sa peinture, où les références les plus variées se multiplient, uniquement à cela.

Devant les œuvres de Patrice Charbonneau, on croit d’abord se trouver, en version plus « pop », face à des formes diluées et à des couleurs délavées proches, par exemple, des gouaches de Bram Van Velde. Comme celui de cet artiste, l’univers de Charbonneau allie l’angoisse à un certain lyrisme. Les couleurs sont terreuses, verdâtres, imprécises. Délavés, le blanc ou le bleu virent au gris, à l’opalescent, au violet terne. Les nuances semblent salies. L’éclat du vert jade ou de l’émeraude est délayé.

Des formes vaguement géométriques s’arrondissent, s’écroulent. Cette impression est accentuée par les couleurs, les plages où les étendues de couleurs, comme saisies d’un tremblement, adhérent avec irrégularité à la toile.

Tout se bouscule dans ces compositions si dramatiquement saturées. Riches de multiples articulations, aux confins de la figuration et de l’espace abstrait, les acryliques de Patrice Charbonneau semblent vouées à une impossible stabilité.

Devant ces peintures à la fois figuratives et abstraites, les repères demeurent incertains. Un lieu pourrait être esquissé. À l’intérieur ? À l’extérieur ? Ou peut-être sommes-nous dans l’habitacle d’une voiture lancée à grande vitesse sur une route tortueuse ? Dans ce télescopage, les réflexions des paysages traversés se plaquent successivement sur le pare-brise, à moins qu’ils ne défilent dans les reflets du rétroviseur ou de la lunette arrière. Saccadées et cinématiques, les impressions de vitesse et de collusion d’espaces se bousculent. Lacets, virages en épingle à cheveux, les tracés sinuent. S’amalgament pêle-mêle images en flou de maisons, de champs, de forêts ou de lacs, de parkings déserts… Zones rurales ou banlieues ? Sommes-nous l’hiver ? L’été ? D’autres suggestions donnent l’impression d’êtres immobiles, abrités dans une pièce close. Jouant du contraste ouvert et fermé, ces scènes s’approchent de l’univers du road movie. Judicieuse façon de mettre en tension des plans lisses brillants ou mats. Ces tracés sinueux se terminent en ruptures abruptes. S’y exprime une sourde menace : l’accident.

Ces apparitions sont aussi comme soustraites, tant les éléments plastiques qui pourraient imiter la réalité ne peuvent se fixer dans l’œil du spectateur que pour ce qu’ils sont : des jeux de couleurs et de lumières, des étendues planes.

Le travail de la couleur contribue à ces perturbations. À travers les variations d’intensité se jouent transparences et recours fréquents aux recouvrements d’une couleur par une autre. Heurts, glissements, décalages se créent. On pense aussi à des plans et à des croquis vaguement esquissés.

Aussitôt édifiée, la puissance plastique tend à se défaire. Quelque chose se liquéfie, comme noyée en couches minces et translucides. Fluides, les formes s’écroulent. Superpositions et élans des couleurs ne peuvent contenir les graphes, les dessins, les rappels d’éléments tels mobiliers, murs ou circulations qui s’y imbriquent de façon précaire. Quelquefois la scène contient des suggestions perspectivistes que dénie l’aisance avec laquelle la couleur est étendue en exhalant sa matérialité. Tranchant sur des tons pastel, les gris nuageux participent à ces passages comme cristallisés ou, ailleurs, en mimant la réflexion du verre en des effets de miroir.

On pourrait avoir l’impression de formes et de couleurs qui, s’ajoutant et se superposant, émanent du sol, montent et s’échafaudent progressivement tandis que les suggestions architecturales au plan ou au dessin perspectif participent à l’édification d’un site incertain.

Pour Charbonneau, l’œuvre se donne sur un lit de forces et de tensions. Et comme insaisissables, ces étranges constructions se diluent. Fugitives, elles semblent, en un deuxième temps, crouler et se « débâtir ». Dans les méandres et les mouvements du pinceau, ces opérations font sauter la suggestion même de cadre bâti sur lequel l’artiste fait se buter le regard. L’effet d’inachèvement et de déplacement fait tout voler en éclats. Les lieux d’indécision qu’il propose se situent comme en deçà, quelque part entre construction et déconstruction, entre site et non-site. On s’y perd. On y revient. L’espace saigne, s’épuise, coule, s’y tord et – pourquoi pas ? – se casse.